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Photo mystère #2
Mis à jour le 10 juillet 2015
Les trésors de l'INHA
Auteur : Jérôme Delatour
Parmi les acquisitions récentes de la bibliothèque se trouve une photographie anonyme, un aristotype , prise à l’intérieur d’un musée. On y voit un peintre occupé à copier un tableau sous l’œil attentif d’un gardien.
Mais quel tableau copie-t-il ? Peut-on le voir actuellement ? Dans quel musée se situe la scène et à quelle date, à trois ans près ?
Pour mener cette enquête, n’hésitez pas à agrandir l’image !
Niveau ceinture noire. Le carton de montage de cette photographie porte des indications pour sa reproduction. Sous l’image, on lit « 15 ½ cm wide ». Au verso, une étiquette imprimée arrachée où se lisent encore les mots « Block No…….. » complétés au crayon avec le numéro 6476. Ces traces sont étroitement contemporaines de la photographie. Dans quelle publication a-t-elle paru ?
La réponse !
Vous avez été nombreux à reconnaître le lieu de notre deuxième photo mystère et le tableau que le peintre était en train d’y copier. Par contre, personne n’a pu la dater à trois années près… Allons allons, c’était pourtant facile !
Le tableau copié est Avoines en fleur de Fernand Quignon (1854-1941) et la scène se passe dans la deuxième salle de peintures du musée du Luxembourg, entre 1892 et 1894. Ce tirage a été reproduit dans l’ouvrage de Léonce Bénédite, Le Musée du Luxembourg : notice, Paris, L. Baschet, 1894, où il porte la signature de la firme André & Sleigh. Acquis en 2014, il peut être consulté sous la cote Fol Phot 063 (13).
Trois fois hélas ! le cartel du tableau s’avérait illisible… Certes, on lit tout de même parfaitement la signature « F. Quignon » en bas à gauche de la toile : les plus paresseux auront donc tapé « F Quignon » dans Google images et trouvé notre tableau en deuxième ligne des réponses.
Mais que diable ! Un peu de panache ! Faisons un peu plus compliqué !
Deux approches sont possibles. Soit on reconnaît immédiatement, situé au fond à gauche, un célèbre tableau de Fantin-Latour : Un Atelier aux Batignolles, représentant l’atelier de Manet en 1870 ; soit on s’aide des signatures et des cartels portés par les autres tableaux. Dans ce cas, le plus facile est de lire, aux pieds de la robuste paysanne accrochée en hauteur, au premier plan, la signature « Jules Breton, Courrières, 1877 ». La recherche « Jules Breton Courrières 1877 » sur un moteur de recherche renvoie immédiatement à une notice du musée d’Orsay : il s’agit de La Glaneuse de Jules Breton. La notice de ce tableau nous apprend que, acquis par l’État en 1877, il fut au musée du Luxembourg de 1877 à 1920, avant de gagner pour quelques années le musée du Louvre. La notice du tableau de Fantin-Latour, lui aussi à Orsay, nous informe qu’il a été acquis pour le musée du Luxembourg en 1892, où il demeura jusqu’en 1931. La scène se passe donc au musée du Luxembourg entre 1892 et 1920.
Par chance, le musée du Luxembourg faisait l’objet d’un catalogue régulièrement mis à jour. De plus, à chaque nouvelle édition de ce catalogue ou presque, la numérotation des œuvres avait changé. Un grand nombre d’éditions de ce catalogue sont disponibles sur Gallica. Une simple recherche « peintures Luxembourg » en mots du titre suffit à les retrouver. En partant de 1892, il s’agit de trouver les éditions dont les numéros coïncident avec ceux que l’on trouve sur la photographie. On parvient à lire assez facilement, sur la droite, que nous avons affaire à un tableau de James Tissot portant le numéro 276. Ce numéro ne correspond pas à l’édition de 1892, dans laquelle il porte le numéro 275 ; en revanche, il est conforme aux éditions de 1894 et 1898. Il s’agit du Faust et Marguerite de James Tissot(1860), conservé au musée du Luxembourg de 1863 à 1907. La consultation de l’un ou l’autre des catalogues de 1894 ou 1898 nous permet d’identifier aisément les autres tableaux présents dans la scène :
– au fond à gauche, au-dessus du Fantin-Latour, le numéro 162 (Eugène Isabey, Embarquement de Ruyter et William de Witt, 1850 (Louvre, déposé au musée de la Marine)) ;
– sous la Glaneuse de Jules Breton, le numéro 155 (Ferdinand Heilbuth, Rêverie, s. d. (au Luxembourg de 1890 à 1906)) ;
– tout en haut à droite, Élodie La Villette, La grève de Lohic et l’île des Souris, près de Lorient. La mer étale, 1875. Ce tableau ne fut au musée du Luxembourg que de 1878 à 1902. Notre photographie a donc été prise entre 1892 et 1902 ;
– enfin, sous le précédent, le tableau copié par le peintre, Avoines en fleur, portant le numéro 235. Peint vers 1892, il fut acquis la même année par l’État pour le musée du Luxembourg, où il fut exposé jusqu’en 1926.
À l’exception du tableau d’Isabey, peint en 1850, qui a rejoint les collections du Louvre, les six autres tableaux identifiables sur cette photographie sont aujourd’hui propriété du musée d’Orsay et cinq d’entre eux y sont actuellement exposés. Seule La Grève de Lohic, déposé à Besançon en 1902, attend son heure dans les réserves de ce musée. Avoines en fleur, déposé au musée de Montluçon en 1927, a réintégré les cimaises d’Orsay l’année dernière…
Pour identifier l’ouvrage dans lequel la photographie a paru, il fallait un peu de chance. En cherchant des images de « quignon avoines en fleurs », on trouve parmi les premières réponses la reproduction de notre photographie sur la page d’un blog. Celle-ci mentionne pour référence contemporaine l’ouvrage de Léonce Bénédite cité plus haut, disponible sur Gallica et publié en 1894. Notre photographie y figure effectivement et date donc au plus tard de 1894.
La reproduction contenue dans ce livre fait 15,5 cm de large. De plus, on lit en bas à gauche la signature d’André & Sleigh, firme anglaise spécialisée dans la reproduction d’images. Or, le tirage de l’Inha porte sur son carton de montage des indications en anglais et la mention manuscrite « 15 ½ cm wide ». L’Inha a donc acquis sans le savoir le tirage qui a servi, en 1894, à la reproduction du livre de Léonce Bénédite !
En revanche, la signature ne nous apprend pas grand chose sur l’auteur du cliché, André & Sleigh ne s’étant très probablement chargé que de le reproduire. La date de la prise de vue, la mise en scène et le cadrage ne sont pas sans rappeler le travail d’Edmond Bénard sur les ateliers d’artistes. Est-ce un hasard, l’éditeur du livre de Bénédite n’est autre que Ludovic Baschet, qui publia à de nombreuses reprises les photographies d’Edmond Bénard… La question de la paternité de cette image reste posée.
Jérôme Delatour, service du patrimoine