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Photo mystère #3
Mis à jour le 9 novembre 2015
Les trésors de l'INHA
Auteur : Jérôme Delatour
Dès l’époque de son ouverture au public en 1907, la Bibliothèque d’art et d’archéologie acquit des milliers de photographies de manuscrits enluminés d’Europe et d’Orient, aujourd’hui conservées, notamment, sous la cote Photothèque Manuscrits à peintures.
A ce jour, il en reste encore quelques lots qui n’ont pas été traités. Parmi elles, cette épreuve albuminée sans légende, attribuée par une note manuscrite du 20e siècle à Enrico Verzaschi, photographe actif à Rome dans les années 1860-1870. Elle porte en bas à gauche le numéro de cliché 3467.
De quel manuscrit s’agit-il ? De quelle bibliothèque provient-il ? Où est-il conservé actuellement et sous quelle cote ?
La solution
La photo mystère #3 reproduit le feuillet 8 du Bréviaire romain de Mathias Corvin (1443-1490), roi de Hongrie, aujourd’hui conservé à la bibliothèque Vaticane sous la cote Urb. lat. 112. Son texte a été copié en 1487 puis enluminé en 1492 par le miniaturiste florentin Attavante degli Attavanti (1452-1525). La miniature principale représente saint Paul sermonnant Mathias, la reine Béatrice et leur cour.
Bravo à Joris Corin Heyder, doctorant de la Freie Universität Berlin, qui l’a identifiée sur twitter le soir même de sa publication !
L’auteur de la photographie, Enrico Verzaschi, a publié un catalogue de ses photographies en 1873 qui nous aurait été fort utile… Malheureusement, celui-ci est rare ; il est absent des bibliothèques françaises et n’est pas disponible en version numérique actuellement. Il fallait donc ruser…
Le style des enluminures date ce manuscrit du 15e siècle. En cherchant des extraits des textes de la page sur Internet, nous constatons qu’il s’agit de textes liturgiques relatifs au temps de l’Avent. Cette page vient donc d’un livre liturgique tel qu’un missel ou un bréviaire. Le photographe a travaillé à Rome. Ceci oriente les recherches, au moins dans un premier temps, vers une bibliothèque romaine. Du reste, un manuscrit d’une telle richesse vient nécessairement d’une cour princière de première importance. Mais laquelle ?
La page porte des armoiries. On peut tenter de les identifier ; c’est le parti qu’a pris Joris C. Heyder. Mais l’identification d’armoiries peut être longue et fastidieuse, et n’est pas toujours couronnée de succès.
Par chance, les marges de la page portent des symboles tout à fait singuliers susceptibles d’accélérer la recherche : un tonneau, un sablier, un puits et une sphère armillaire. Une telle combinaison de symboles est à priori rare, voire unique, donc facile à trouver sur Internet. Et de fait, en faisant quelques essais sur Google :
– « tonneau » « sablier » « puits » « sphère armillaire », 9e réponse : Bibliotheca Corviniana ;
– « sablier » « puits » « sphère armillaire », 7e réponse : Die Bibliotheca Corviniana ;
– « tonneau » « sablier » « puits », 4e réponse : Colloque Matthias Corvin.
La consultation de ces pages proposées par les moteurs de recherche confirme que nous avons affaire à un manuscrit d’une des bibliothèques les plus célèbres du 15e siècle, la bibliothèque de Mathias Corvin, roi de Hongrie de 1458 à 1490. Mathias Corvin aimait faire orner ses manuscrits d’une panoplie d’emblèmes de son règne : entre autres le tonneau, qui symboliserait la prudence (la conservation) – quoique certains y voient une allusion au célébrissime tokaj hongrois ! – ; le sablier, symbole de la fuite du temps ; le puits, qui serait le puits de Jacob où le Christ pria la Samaritaine de puiser de l’eau pour lui, ou simple symbole de vérité ou de science ; la sphère armillaire enfin, allusion probable à l’intérêt que Mathias portait aux sciences célestes, astrologiques ou astronomiques. Avec la ruche, la pierre à feu et, bien sûr, le corbeau (car le surnom latin du roi, Corvinus, désigne le corbeau en latin), ces symboles désignent immanquablement Mathias Corvin.
Reste à identifier et à localiser le manuscrit précis qui nous intéresse.
Le site du colloque Matthias Corvin : les bibliothèques princières et la genèse de l’État moderne des 15-17 novembre 2007 découvert précédemment propose une page qui recense l’ensemble des manuscrits venant de la bibliothèque Corvinienne. Si l’on cherche les manuscrits liturgiques conservés à Rome dans cette page, on constate qu’il n’y en a que deux, conservés au Vatican : l’Urb. lat. 110 (Missale Romanum) et l’Urb. lat. 112 (Breviarium Romanum).
À la requête « Breviarium Corvin », la première réponse proposée par les moteurs de recherche est l’enluminure principale de notre photographie. La page qui lui est associée confirme qu’il s’agit du Breviarium Romanum. Malheureusement, il n’existe pas encore de reproduction de ce manuscrit disponible sur Internet, alors que le Missale fait partie des manuscrits numérisés de la Vaticane. Mais une recherche par la cote du manuscrit conduit à une page qui confirme l’identification, précise le numéro de feuillet et explique la scène que l’enluminure représente.
Enrico Verzaschi, Breviarium Romanum de Mathias Corvin, détail (bibliothèque de l’INHA, cliché INHA)
On remarque au passage les limites des émulsions photographiques des années 1860-1870 : les bleus apparaissent blancs, les jaunes et les rouges tirent sur le gris foncé. De ce fait, les équilibres de tonalités et de contraste de l’original apparaissent largement dénaturés par la photographie.
Jérôme Delatour, service du Patrimoine
En savoir plus
- Enrico Verzaschi, Catalogo generale delle riproduzioni fotografiche pubblicate per cura del premiato stabilimento fotografico, Rome, Romana di C. Bartoli, 1873, 101 p.
- Laurent Hablot, Usages de l’emblématique dans les livres de Matthias Corvin et pratiques contemporaines du discours politique
- De bibliotheca Corviniana : Matthias Corvin, les bibliothèques princières et la genèse de l’Etat moderne, Budapest, 2009