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Pierre Gatier (1878-1944), chroniqueur de son temps et artisan passionné
Mis à jour le 27 mai 2021
Les trésors de l'INHA
Auteur : Nathalie Muller
L’exposition Pierre Gatier (1878-1944) : de l’élégance parisienne aux rives de l’Oise a enfin ouvert au public le 19 mai et se tiendra jusqu’au 3 octobre 2021 au musée d’art et d’histoire Louis-Senlecq de L’Isle-Adam dans le Val-d’Oise. Son commissariat est assuré par Caroline Oliveira, directrice du musée, Nathalie Muller, responsable de la collection d’estampes modernes et de la régie des expositions à la bibliothèque de l’INHA, et Rémi Cariel, précédemment chargé de valorisation des collections à l’INHA.
Pour le musée d’art et d’histoire de L’Isle-Adam, il s’agit de rendre hommage à un artiste qui a travaillé sur son territoire, puisque Pierre Gatier s’est installé à L’Isle-Adam après la Première Guerre mondiale, puis à Parmain, ville voisine, de 1920 à 1929. Le musée de L’Isle-Adam conserve une vingtaine d’œuvres de l’artiste, mais l’exposition met aussi en valeur le fonds important d’estampes conservé à la bibliothèque de l’INHA, ainsi que des œuvres et archives prêtées par la famille de l’artiste. C’est un total de 130 œuvres qui sont exposées au public, pour la première fois pour nombre d’entre elles. Une exposition virtuelle a également été conçue à cette occasion.
Catalogue de l’exposition réalisé en co-édition par le musée d’art et d’histoire Louis-Senlecq, l’Institut national d’histoire de l’art et Liénart Éditions
Artiste en prise avec l’histoire, celle de la Belle Époque puis de la première guerre mondiale, Pierre Gatier était aussi un artisan passionné qui est parvenu à révéler toutes les potentialités expressives des différents procédés de gravure qu’il a expérimentés.
Pierre Gatier, Autoportrait, 1902, pointe-sèche, bibliothèque de l’INHA, EM GATIER 2. Cliché INHA
Gatier, héritier du renouveau de la gravure française à la fin du XIXe et au début du XXe siècle
Élève à partir de 1900 des graveurs Lionel Lecouteux (1847-1909) et Joseph Blanc (1846-1904) à l’École nationale supérieure des beaux-arts à Paris, Pierre Gatier va très tôt réaliser des gravures parallèlement à sa production peinte. Il se tourne d’abord vers l’eau-forte et l’aquatinte en couleurs. Ses expérimentations le conduiront même à rédiger à partir de 1910 un Traité de l’aquatinte en trois couleurs comprenant des indications très techniques et scientifiques : lois d’optique, superposition des couleurs, etc.
Le travail de Gatier s’inscrit dans la continuité du renouveau de l’estampe française qui commence aux alentours de 1860, quand l’éditeur Alfred Cadart et l’imprimeur Auguste Delâtre créent la Société des aquafortistes (1862-1867) afin de revivifier l’estampe originale et de redonner sa place à l’eau-forte de peintres, éclipsée depuis la fin du XVIIIe siècle par le burin et la lithographie. Ils sont largement soutenus par les critiques, Gautier, Baudelaire ou encore Burty.
A.-P. Martial, Siège de la Société des aqua-fortistes, vers 1865. Entrée au 79, rue de Richelieu. Cliché BnF-Gallica
C’est Félix Bracquemond, principal animateur de la Société des aquafortistes, qui donne le premier exemple connu au XIXe siècle d’une estampe en taille-douce imprimée en couleurs à l’aide de plusieurs planches : Au Jardin d’acclimatation, gravée en deux planches à l’eau-forte, pointe sèche et aquatinte et imprimée au repérage. Puis c’est Le Polichinelle, lithographie en sept couleurs de Manet, datée de 1874, autre rare incursion dans le domaine de la couleur. Des presses de l’imprimeur Jean-Alexis Rouchon (1794-1878) sont sorties, entre 1845 et 1870 environ, les premières affiches françaises imprimées en couleurs destinées à la rue. Ce sont des annonces de spectacles, de produits et de magasins divers. Auparavant, les rares affiches commerciales illustrées étaient monochromes ou coloriées. Les lithographies rutilantes et parfois provocantes de Chéret suivent. Toulouse-Lautrec crée en dix ans, de 1891 à 1901, 325 lithographies, dont 31 affiches. En 1889, Bracquemond et Henri Guérard fondent la Société des peintres-graveurs qui organise chaque année une exposition collective. L’Estampe originale, lancée par Roger-Marx et dirigée par André Marty, publie, de 1893 à 1895, neuf albums distribués en quatre livraisons par an, plus un album de clôture. Ambroise Vollard publie, de 1896 à 1898, les Albums des peintres-graveurs. Lepère et Tony Beltrand contribuent au renouveau de la gravure sur bois en créant L’Image, revue littéraire et artistique (1896-1897). Autres publications de diffusion de l’estampe : La Revue blanche des frères Natanson (1891-1903), L’Ymagier, de Remy de Gourmont et Alfred Jarry (octobre 1894-décembre 1896), L’Épreuve, dirigée par Maurice Dumont (décembre 1894-décembre 1895), Germinal (1899), dont le directeur était Meier-Graefe, mais aussi la revue de Léon Deschamps, La Plume, qui, de 1894 à 1900, organise le fameux Salon des Cent , avec des affiches dues aux meilleurs artistes.
Henry Somm, Imprimerie artistique A. & Eugène Delâtre, 102 rue Lepic, Montmartre, 1880. Cliché BnF-Gallica
Eugène Delâtre, spécialiste des techniques d’impression en couleurs, a tout appris de son père, Auguste Delâtre. Au 102 rue Lepic se trouve son imprimerie artistique (où l’on fait des « épreuves d’essai » et le « tirage à nombre »), où l’on diffuse le Traité de gravure d’Auguste Delâtre, mais où l’on donne aussi « des renseignements sur les diverses manières de graver à l’eau-forte » ou des « leçons particulières ». Ces leçons, plus peut-être que celles de Joseph Blanc ou de Lionel Lecouteux, ses professeurs de gravure à l’École des beaux-arts, ont profité sans doute au jeune Pierre Gatier qui s’y rend en 1896. Puis Jean-François Raffaëlli fonde la Société de la gravure originale en couleurs qui organise un salon annuel, de 1904 à 1920, et dont font partie tous les spécialistes du genre, de Jacques Villon à Pierre Gatier, à partir de 1908. D’autres sociétés suivent, dont la Société de la gravure sur bois originale, fondée en 1911, par Henri Béraldi, Auguste Lepère, Henri Paillard, Jacques Beltrand, Jean-Émile Laboureur, Paul Émile Colin, Pierre Gusman et Amédée Joyau.
Dans l’œuvre de Pierre Gatier, trois techniques de gravure différentes correspondent à trois périodes de sa vie : de 1900 à 1914, les eaux-fortes et aquatintes en couleurs qui ont pour thème principal la vie élégante parisienne ; de 1915 à 1918, les linoléums qui traduisent la dureté des temps et marquent une rupture ; et de 1922 à 1931 enfin, les pointes-sèches et burins gravés uniquement au trait et en noir, dans un style plus graphique.
Gatier et son ami et mécène Jacques Doucet
Pierre Gatier, lettre à Jacques Doucet signée et illustrée, bibliothèque de l’INHA, Autographes 91/3/13. Cliché INHA
Chez Jacques Doucet et Pierre Gatier se retrouve la même curiosité sans frontières. C’est donc naturellement qu’une relation d’amitié s’établit rapidement entre le peintre et le couturier qui lui ouvre la porte de ses salons de couture, afin que Gatier croque quelques instantanés de cette vie mondaine.
Pierre Gatier, Chez le couturier ou Le Salon de M. Doucet, rue de la Paix, 1911, dessin à l’encre et pastel, bibliothèque de l’INHA, EM GATIER 45a. Cliché INHA
Jacques Doucet va vite s’intéresser au travail de Gatier et acquérir un grand nombre de ses œuvres. Albert Vuaflart (1871-1927), secrétaire particulier de Doucet, se lie également d’amitié avec Pierre Gatier, en qui il voit un véritable imagier de la société de son temps. Il l’encourage à rédiger deux traités sur la gravure. Le premier est consacré au procédé de l’aquatinte qui le fascine (Traité de l’aquatinte en trois couleurs, 1910-1920) ; le second concerne la gravure en général (Sur la gravure : memento de ce que doivent savoir l’amateur d’estampes et le peintre-graveur, 1926). Tous deux sont l’aboutissement des recherches de Gatier sur l’estampe. Malheureusement, à la suite de la mort de Vuaflart en 1927, ils ne seront pas publiés de son vivant (le premier l’a finalement été dans le Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de l’artiste publié par Félix Gatier en 2004).
Pierre Gatier, Traité de l’aquatinte en trois couleurs, 1910-1920, carnet manuscrit de l’artiste. Collection Félix Gatier
Vuaflart l’incite également à exposer, comme l’atteste la lettre qu’il lui écrit le 7 mai 1915 : « Savez-vous que Georges Petit prépare une exposition de la Guerre où figurent bon nombre d’œuvres de poilus ? Avez-vous une ou plusieurs aquarelles se rapportant à la guerre […]. Si oui vous pourriez me les envoyer, je me chargerais volontiers des cadres et de leur admission chez Petit. Il serait bon que votre nom figurât au catalogue ». La collection de cartons d’invitations de l’INHA, rassemblée dès l’origine de la bibliothèque, conserve de nombreux témoignages de ces participations à des expositions.
Exposition Gatier chez Sagot, du 17 au 30 juin 1913, bibliothèque de l’INHA, CVA1 Pierre Gatier. Cliché INHA
Les archives du fonds Clément-Janin offrent, hélas, assez peu de témoignages des achats effectués pour le Cabinet d’estampes de la bibliothèque ; mais une petite note avec des prix témoigne tout de même de certaines transactions entre Doucet et Gatier. Dans les carnets de l’artiste conservés par sa famille, plusieurs allusions confirment aussi ces acquisitions par Doucet.
Note manuscrite de Pierre Gatier mentionnant plusieurs prix d’œuvres vendues à Jacques Doucet, bibliothèque de l’INHA, archives Clément Janin. Cliché INHA
Constitué pour sa majeure partie entre 1906 et 1914, le Cabinet d’estampes modernes de la bibliothèque de l’INHA compte aujourd’hui plus de quatorze mille estampes en feuilles ainsi que de nombreux recueils gravés. Jacques Doucet avait à cœur d’encourager les jeunes artistes et de documenter leur processus créateur par l’acquisition non seulement d’épreuves définitives, mais également d’épreuves de travail, de dessins préparatoires, de tirages d’essais, de tirages intermédiaires pour les planches en plusieurs couleurs. Pierre Gatier occupe ainsi une place importante au sein des quelque quatre cents artistes du fonds d’estampes de la bibliothèque de l’INHA. Aujourd’hui, l’INHA conserve au total 155 œuvres de Pierre Gatier : tirages définitifs, épreuves d’essai ou d’état, accompagnées – pour au moins une dizaine d’entre elles – de dessins préparatoires à l’encre, à l’aquarelle ou au pastel. Ce fonds comprend 93 estampes différentes de Pierre Gatier, soit près du tiers des 317 titres référencés dans le catalogue raisonné de son œuvre gravé, édité en 2004 par son fils Félix.
Gatier a utilisé, pour la réalisation de ses matrices, des techniques aussi diverses que la pointe sèche, l’eau-forte, le vernis mou, le linoléum ou encore l’aquatinte en couleurs.
Le créateur polymorphe : de la terre à la mer et aux airs
La bibliothèque de l’INHA conserve essentiellement des estampes de la première période de production de l’artiste (1900-1914), des eaux-fortes et aquatintes en couleurs, puisque cette période correspond à la constitution du Cabinet d’estampes de Doucet (1906-1914).
Grâce aux nombreuses épreuves d’essai conservées à la bibliothèque, on peut appréhender en détail le travail d’impression de Gatier, et s’immerger dans son processus de création.
Pierre Gatier, Printemps, mode, 1907, bibliothèque de l’INHA. Dessin au crayon de couleurs, EM GATIER 20a. Eau-forte, EM GATIER 20b. Eau-forte et aquatinte, 1er état de grain d’aquatinte, EM GATIER 20c. Eau-forte et aquatinte, 2e état de grain d’aquatinte, EM GATIER 20d. Eau-forte et aquatinte, épreuve définitive, EM GATIER 20e. Clichés INHA
Mais le travail de Gatier ne se limite pas à ces planches, si intéressantes soient elles. Il n’est pas uniquement l’imagier de la société parisienne du début du XXe siècle, représentée dans ces aquatintes en couleurs.
Fils et petit-fils de marin, né à Toulon, Gatier entretient avec la mer un rapport privilégié. Marins, côtes, navires deviennent aussi des sujets de prédilection qui jalonnent toute son œuvre. Il reçoit d’ailleurs le titre honorifique de peintre officiel de la Marine en 1907. En 1916, il est affecté à la Marine et nommé commissaire auxiliaire de troisième classe. L’année suivante, il rejoint le service de camouflage des navires de guerre et de commerce et rédige un grand nombre de rapports sur le camouflage des navires pendant la première guerre mondiale. Envoyé à l’atelier de camouflage maritime de Rochefort au début de 1917, il étudie les contrastes et les oppositions de valeurs de peintures à employer sur les coques des navires, de manière à créer une confusion sur leur forme et leur nature, en fonction de la luminosité et des éclairages changeants.
Pierre Gatier, Cargo type « Fronsac », encre et gouache, musée national de la Marine / P. Dantec © ADAGP. N° inv. : Ico 43353.9
Au début des années 1930, il réintègre la Marine pour laquelle il effectue de nouveau des recherches sur le camouflage. En effet, grâce à sa pratique de l’aquatinte et de l’eau-forte en couleurs, il a acquis une solide expérience de la juxtaposition des couleurs et des effets de leur superposition. À Boulogne-sur-Mer, il a l’opportunité de monter à bord d’un sous-marin commandé par son ami Paul Leygues et d’observer au périscope la surface mouvante de la mer et des navires se découpant sur l’horizon. Vision inoubliable, qui va inspirer ses recherches.
Ces expériences vont inévitablement nourrir aussi, en retour, son œuvre peint, dessiné et gravé. La première guerre mondiale va marquer une rupture dans l’œuvre de Gatier. Il délaisse alors l’aquatinte en couleurs pour la linogravure en noir et blanc. Les gravures sur linoléum de cette époque sont elles aussi des témoignages de leur temps. Elles montrent notamment les camarades de guerre de Pierre Gatier, les activités du port de Bassens réaménagé par les troupes américaines pour leur ravitaillement pendant le conflit, des navires militaires.
Pierre Gatier, US New Bassens. Le Déchargement (version sépia), 1918, gravure sur linoléum, collection Félix Gatier
Après la guerre, Gatier abandonne la linogravure et se tourne vers le burin et la pointe-sèche. Les planches gravées de cette époque côtoient les peintures de la fin de sa carrière d’artiste. Il retrouve pour un temps les sujets parisiens et continue à s’intéresser au monde de la mer, mais c’est aussi à cette période qu’apparaissent les paysages de campagne et de montagne.
Pierre Gatier, Le Bar du Bœuf sur le toit, 1923, eau-forte, bibliothèque de l’INHA, EM GATIER 98d. Cliché INHA
Pierre Gatier, Edelweiss, 1926, burin et pointe-sèche, bibliothèque de l’INHA, EM GATIER 92. Cliché INHA
En 1937, à Paris, l’Exposition internationale des arts et techniques ouvre ses portes. Pierre Gatier y tient une place importante et flatteuse sur trois espaces : Marcel Guiot, son éditeur et galeriste l’a invité dans l’emplacement des artistes graveurs.
Pierre Gatier, Le Vainqueur de l’air, Blériot, 1909, eau-forte et aquatinte en couleur, collection Félix Gatier
Un peu plus loin, l’abbé Breuil, le grand archéologue de la préhistoire, lui a confié la reproduction des peintures rupestres d’une grotte de synthèse pour le pavillon du Périgord.
Enfin, dans la galerie des « Gloires de l’Aviation » du Pavillon de l’Air, Pierre Gatier doit représenter l’inventeur et pilote de la première « machine volante », Clément Ader, lors de son décollage. C’est donc aux côtés du couple Delaunay qu’il s’illustre.
J. Laval, Exposition internationale des Arts et des techniques appliqués à la vie moderne, Palais de l’Air, L’Illustration n° 4928 (14 août 1937)
En 1938, Gatier s’installe en Haute-Savoie, à Saint-Gervais-les-Bains. Il peint le paysage de la commune (sommets, vallées, glaciers, chalets) et l’usine Péchiney de Chedde sous l’Occupation. Engagé par le préfet du département, le peintre rencontre le directeur de l’usine de Chedde, Pierre Périnet, qui lui demande de faire des croquis de l’usine. Gatier ira beaucoup plus loin en réalisant de vrais tableaux.
Pierre Gatier au travail, photographie anonyme non datée, collection Félix Gatier
Tous ces exemples de réalisations très diverses, avec des techniques variées, témoignages de son travail protéiforme, redonnent à Pierre Gatier toute sa valeur artistique, encore assez méconnue du grand public. Nous sommes confiants que l’exposition de L’Isle-Adam saura enfin faire redécouvrir ce chroniqueur de son temps et cet artisan passionné.
Nathalie Muller, service du Patrimoine