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Techniques Blanc, musées Rouge, artistes Vert
Mis à jour le 24 avril 2019
Histoire(s)
Auteur : Jérôme Delatour
Archéologie des cotes de la Bibliothèque d’art et d’archéologie
Il est un sujet éminemment rébarbatif que le blog de la bibliothèque n’a pas encore abordé jusqu’ici : l’histoire de ses systèmes de cotation. Depuis la réouverture de la bibliothèque en décembre 2016, nos lecteurs ont pu apprécier la cotation de la Bibliothèque du Congrès (LCC), adoptée et adaptée pour les quelque 160 000 livres désormais en libre accès . Ils sont aussi familiarisés avec nos cotes de magasin instituées en 1942, composées d’un format, d’une lettre ou abréviation et d’un numéro d’ordre (type Fol F 156), abandonnées en 2006 au profit d’une cote unique de monographies (type 8 Mon 15623). Mais savent-ils ce qui existait avant elles ?
Cette question a priori futile est en vérité essentielle, car rassembler des livres ne suffit pas à faire bibliothèque. Il faut pour cela les associer et les ordonner ; et ces associations et ordonnancements trahissent une intention, une vision d’un domaine du savoir. Dans le cas de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, dont les collections forment le socle de la bibliothèque de l’INHA, nous avons très peu d’archives documentant sa forme originelle, de 1906 à 1914, en dehors de ses registres d’inventaire. Nous manquons, en particulier, d’un plan de ses locaux et de son plan de classement. L’étude de son ancien fichier auteurs, confronté aux livres eux-mêmes, permet de reconstituer les grandes lignes de ce plan de classement. Et réserve aussi quelques surprises.
Ancien fichier auteurs de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 1906 (?)-vers 1942, aujourd’hui relié, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
À première vue, on pourrait croire que la bibliothèque n’avait pas de système de cotes avant la Première Guerre mondiale, car leur trace est discrète. Mais c’est une erreur. Le directeur de la bibliothèque en 1924, André Joubin, est catégorique : à l’occasion du déménagement des collections de la rue Spontini (1923-1924), « il a fallu », écrit-il, « … changer plus de 100 000 cotes sur notre Répertoire, refaire de fond en comble nos fichiers avec leurs 80 000 fiches ». Il y avait donc bien des cotes avant cette date. Mais le souvenir s’en est perdu, car elles n’étaient pas toujours reportées sur les livres et ont été systématiquement gommées par la suite, aussi bien sur les livres que sur les fichiers.
Pour visualiser tout cela, ouvrons un livre. Voici Dell’antica città d’industria detta prima Bodincomago, d’Ariodante Fabretti (1881). Sa page de titre ne porte pas de numéro d’inventaire. Le premier numéro d’inventaire de la bibliothèque date du 15 mars 1912 ; ce livre a donc été acquis avant cette date. Dans le coin supérieur de la page de titre, trois cotes successives : 294 a 8, cote attribuée en 1923-1924, 5 a 39, cote qui la remplace lors du transfert de la bibliothèque dans l’Institut d’art de la rue Michelet en 1935, et enfin 4 Ae 70, la cote actuelle, dont le système fut mis en place en 1942. Dans les trois cas, A correspondait aux livres sur l’Antiquité ; Ae rassemblait les livres concernant l’Étrurie et le monde romain. Notons au passage le signet de cote, exceptionnellement conservé, qui porte les cotes de 1935 et 1942 : jusqu’en 1942 au moins, la cote n’était pas reportée au dos des volumes, mais uniquement sur signet.
Mais avant 1923 ? Les choses se passent un peu plus bas dans la page, où se lit en caractères pâles “C V Ant 48” :
Ariodante Fabretti, Dell’antica città d’industria detta prima Bodincomago, 1881, bibliothèque de l’INHA, 4 Ae 70. Cliché INHA
De quoi s’agit-il ? En consultant l’ancien fichier auteurs, abandonné à partir de 1942 au profit d’un fichier sur fiches normalisées, on retrouve les cotes sus-citées (294 a 8 puis 5 a 39)… et sous elles, effacé mais encore lisible, Ant C V 48. Il s’agit donc d’une cote antérieure à la recotation de 1923 ; et, compte tenu de l’histoire de la bibliothèque à cette époque, d’une cote antérieure à la Première Guerre mondiale.
Ancien fichier auteurs de la Bibliothèque d’art et d’archéologie, 1906 (?)-vers 1942, fiche Fabretti (Ariodante), bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Était-ce la première cote de ce livre ? Rien n’est moins sûr – elle semble elle-même surcharger une cote plus ancienne, à peine visible. L’ancien fichier auteurs de la bibliothèque est un véritable palimpseste de cotes ; elles s’y trouvent empilées comme les strates d’un site archéologique. Quelquefois, les cotes anciennes sont demeurées intactes, comme dans les exemples reproduits ci-après ; mais le plus souvent elles ont été gommées et recouvertes par des cotes plus récentes, ce qui les rend souvent impossibles à déchiffrer. Après de longues allées et venues entre les livres et le fichier, il apparaît que la bibliothèque a connu non pas un, mais trois systèmes de cotes successifs avant la Première Guerre mondiale… Celle-ci ayant ouvert au public en 1909, cela fait trois systèmes en moins de six ans !
Spontini 1
Cote type Spontini 1 : g f 4_50, ancien fichier auteurs, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
En fait, la cote Ant C V 48 appartient au système le plus récent. Le premier système identifiable – nommons-le Spontini 1 – ne semble avoir comporté que deux cotes principales : g ou gr, décliné en plusieurs sous-cotes (g B, villes ; g c, collections, villes ; g D, musées ; g f, architecture, dessin ; g g, artistes) et j, cote très généraliste (généralités, villes, dessins, collections, expositions, musées…) On note tout de suite les lacunes thématiques de ce système et la forte redondance des cotes g et j ; imperfections qui, peut-être, justifièrent l’élaboration d’un second système, à base de… couleurs.
Wilhelm Froehner, Anatomie des vases antiques, 1876 : rare exemple de cote Spontini 1 sur un livre (j 10 68), bibliothèque de l’INHA, 8 A 252. Cliché INHA
Spontini 2
Cote type Spontini 2 : Jaune I B 123, ancien fichier auteurs, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Le système Spontini 2 visait à redistribuer les livres en huit corpus thématiques :
Blanc |
esthétique, métiers, techniques dont imprimerie |
Bleu | Extrême-Orient, Inde, préhistoire |
Gris | livres de fêtes, ornements et autres livres de réserve |
Jaune | topographie française et étrangère |
Orange | Égypte, Orient, Chine |
Rouge | collections, expositions, musées |
Vert | artistes |
Violet | Antiquité gréco-romaine et généralités Antiquité |
Ce nouveau classement offre une vision déjà plus claire de la physionomie de la bibliothèque avant 1914. Certains regroupements peuvent surprendre : la Chine n’est pas rattachée à l’Extrême-Orient (Bleu) mais au Moyen-Orient (Orange) et se trouve appariée à l’Égypte. La préhistoire y occupe une place notable, mais associée à l’Extrême-Orient (Bleu). L’histoire des techniques et de l’artisanat fait également partie des points forts de la bibliothèque, qui lui consacre une cote à part (Blanc). La cote Gris atteste dès cette époque l’existence d’une réserve de livres rares et précieux. On ignore encore l’origine de ces couleurs. Il n’existe pas, à ma connaissance, de système de cotation semblable. Aucun témoin du temps n’a dit, à la manière des Voyelles de Rimbaud, leurs naissances latentes… On peut supposer qu’elles correspondent à des salles ou à des groupes de salles, car on sait que la bibliothèque était organisée en une multitude de pièces, dont le nombre s’accrut au fil du temps, et dont chacune avait un thème. La couleur des murs, peut-être ? Il est d’ailleurs possible que les cotes Spontini 1 aient la même origine : g(r) pourrait être l’abréviation de gris et j l’abréviation de jaune, et ces deux couleurs auraient été les deux premières couleurs de la bibliothèque…
Spontini 3
Cote type Spontini 3 : Preh D_133, ancien fichier auteurs, bibliothèque de l’INHA. Cliché INHA
Cependant, ce système ne donnait pas encore satisfaction. Les corpus de livres furent à nouveau remodelés et subdivisés, et les couleurs progressivement remplacées par des abréviations ou mots signifiants : Ant pour Antiquité, Or pour Orient, Théât pour Théâtre, et ainsi de suite. Bleu fut principalement réparti entre Inde et Préh (préhistoire), Orange entre Chine, Egy (Egypte) et Or. Ces nouvelles cotes étaient tantôt thématiques, tantôt bibliothéconomiques (Dict pour les dictionnaires, Rev pour les revues, Op pour les opuscules…), tantôt même topographiques, comme la très pragmatique cote Coul pour… couloir, semble-t-il, où séries et ouvrages les plus encombrants s’entassaient jusqu’au plafond !
cotes bibliothéconomiques | Dict(ionnaires), Mss (manuscrits), Op(uscules), Recueils, Rev(ues) |
chronologiques | Ant(iquité), Préh(istoire) |
ethno-géographiques | Assy(rie), Byz(ance), Ch(ine), Eg(ypte), G(allo)-R(omain), Inde, Jap(on), Mex(ique), Musul(man), Or(ient), Paris |
thématiques | ([sans lettre], Cost(umes), D(essins), M(onuments ?), Manus(crits), Métiers, Mus(ées), Numism(atique), Rel(igion ?), Texte, Théât(re), Voy(ages) |
topographique | Bt (Bibliothèque tournante ?), Coul(oir) |
Recotation de la rue Berryer (1923-1924)
Lorsque la bibliothèque prépara son transfert de la rue Spontini à la rue Berryer, en 1922-1923, ce troisième système était encore loin d’avoir supplanté les systèmes antérieurs. Rouge, par exemple, continuait d’être utilisé là où la cote Mus (musées) était censée le remplacer. Confronté à cet empilement complexe et quelque peu inextricable de systèmes, le directeur de la bibliothèque préféra tout remettre à plat et la recoter d’un coup, selon un nouveau système unifié, alphabétique cette fois. À chaque lettre correspondrait désormais une salle et un corpus, et les lettres se succéderaient dans la bibliothèque par ordre alphabétique, de l’entrée jusqu’aux combles : A serait la cote de l’Antiquité, par laquelle s’ouvrait la bibliothèque (c’est donc là que se trouvait le livre de Fabretti), B la cote de l’époque moderne, C celle du Moyen Âge, et ainsi de suite. Le nombre fini de pièces et leur importance inégale imposèrent toutefois quelques regroupements arbitraires : ainsi, la salle de lecture principale de la bibliothèque correspondant à la cote B, cette cote accueillait à la fois l’époque moderne et les généralités ; en cote C se trouvaient à la fois le Moyen Âge et la topographie ; faute d’une autre salle, les arts premiers, domaine d’étude émergent, furent rangés avec l’art asiatique, en cote E.
Émile Bois, plan du 1er étage de la Bibliothèque d’art et d’archéologie rue Berryer (en rouge, emplacement supposé des cotes), 1922, Archives nationales, AJ16 8406. Cliché Jérôme Delatour
Système de cotes de 1923, vers 1935, Archives nationales, AJ16 8406. Cliché Jérôme Delatour
Entre 1906 et 1923, la bibliothèque changea donc trois fois de système de cotes, et sans jamais s’inspirer de systèmes existants. Ce choix peut surprendre, mais se comprend mieux si l’on se souvient que la Bibliothèque d’art et d’archéologie est une bibliothèque spécialisée – les cadres de classement encyclopédiques de la Bibliothèque nationale, de la Sorbonne ou des libraires parisiens étaient fort mal adaptés à ses collections. Cette fièvre de cotation singulière confirme une fois de plus l’impression d’effervescence, de bouillonnement qui se dégage de la Bibliothèque d’art et d’archéologie avant 1914, et que Jacques Doucet résumait d’un mot : « c’est une ruche, une véritable ruche de travail ! ».
Jérôme Delatour, service du Patrimoine
En savoir plus
- André Joubin, « La fondation Salomon de Rothschild : I, La Bibliothèque d’art et d’archéologie », dans Gazette des beaux-arts, 10 (décembre 1924)
- Marie Dormoy, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie fondation Jacques Doucet », dans Bulletin du bibliophile, 1930
- Suzanne Damiron, « La Bibliothèque d’art et d’archéologie (1934-1946) », dans Société des amis de la bibliothèque d’art et d’archéologie de l’université de Paris, 8 (1949)
Cet article est issu de recherches menées dans le cadre du programme de recherche coordonné par Marie-Anne Sarda, La Bibliothèque d’art et d’archéologie de Jacques Doucet : corpus, savoirs et réseaux.