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Une encyclopédie du style Empire
Mis à jour le 2 juillet 2015
Les trésors de l'INHA
Auteur : Lucie Fléjou
Les Fragmens d'architecture de Pierre-Nicolas Beauvallet exposés à Compiègne
Depuis le 24 avril et jusqu’au 27 juillet 2015, le palais de Compiègne présente une exposition intitulée Napoléon ou la légende des arts 1800-1815, organisée en collaboration avec le palais de Varsovie.
L’exposition explore l’histoire du « style Empire » : il s’agit d’aller au-delà de la simple identification du style à la personne du souverain, ou de sa réduction à l’héritage du néo-classicisme du XVIIIe siècle. L’originalité propre de ce style est présentée, à travers des exemples issus de la peinture ou des arts décoratifs. Enfin, cette période voit aussi la naissance de créations « modernes », comme de nouveaux types de meubles.
La bibliothèque de l’INHA prête un ouvrage de ses collections, le premier volume des Fragmens d’architecture, sculpture et peinture, dans le style antique du sculpteur, dessinateur et graveur Pierre-Nicolas Beauvallet (1750-1818). Publié à partir de 1804, ce livre est présenté dans la section de l’exposition consacrée à l’ « inspiration antiquisante », à côté de l’emblématique Recueil de décorations intérieures (1801-1812) de Charles Percier et Pierre-François-Léonard Fontaine. Il se compose d’un Prospectus, d’un texte introductif et de douze cahiers de six planches, gravées au trait à l’eau-forte.
Le Prospectus de la publication annonce 24 cahiers de six feuillets, devant paraître chaque mois, vendus pour 5 francs chacun, 4 francs pour les souscripteurs. Le premier volume comporte les douze premiers cahiers, tandis que le deuxième volume, paru en 1820, après la mort de Beauvallet, contient douze cahiers supplémentaires. Ce mode de publication par livraisons est courant à l’époque : par exemple le Recueil de décorations de Percier et Fontaine paraît sous cette même forme, entre 1801 et 1812, et au même tarif (4 francs pour chaque cahier de six gravures).
Charles Percier et Pierre Fontaine, Recueil de décorations intérieures…, Paris, 1801, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 86. Cliché INHA
Les auteurs du livre
Pierre-Nicolas Beauvallet, l’auteur du livre, est d’abord un sculpteur. L’une de ses sculptures est présentée dans l’exposition : il s’agit de Suzanne au bain, réalisée en 1810 pour la laiterie de Rambouillet, aujourd’hui conservée au musée du Louvre. À Compiègne, Beauvallet est l’auteur en 1784 de plusieurs décors sculptés de la Salle des gardes. Pendant la Révolution, engagé aux côtés des Jacobins, il sculpte des statues patriotiques. Puis il se consacre à la restauration des sculptures du musée des monuments français d’Alexandre Lenoir. Jusqu’au seizième cahier, la plupart des planches sont gravées par Beauvallet lui-même, ou par sa fille, Cécile Élisabeth (1782-1832).
Les planches du livre sont gravées à l’eau-forte, « au trait » : on ne représente que les contours et les lignes principales des motifs. Cette technique met en évidence le dessin des modèles, ce qui est utile pour un ouvrage à vocation pratique, et, par ailleurs, elle réduit les coûts de la réalisation du livre. C’est une technique fréquemment employée pour les ouvrages d’architecture et de décoration des années 1800, au point de s’identifier avec le style Empire.
Pierre-Nicolas Beauvallet, Fragmens d’architecture, sculpture et peinture, dans le style antique, Paris, Bance, 1804-1820, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 108 (1). Cliché INHA
François-Étienne Joubert, l’éditeur et co-auteur du livre, est un marchand d’estampes, installé rue de la Sorbonne. Il détient la célèbre enseigne « aux deux Piliers d’or ». Celle-ci fut longtemps l’enseigne des Chéreau, dynastie de graveurs et éditeurs d’estampes, dont Joubert, originaire de Lyon, a racheté le fonds en 1787. À la même époque, il est aussi l’un des éditeurs du Recueil de décorations intérieures de Percier et Fontaine, ou du Nouveau recueil en divers genres d’ornemens de Charles Normand (1803).
À partir du huitième cahier, paru en mars 1806, l’éditeur change : c’est Jacques Louis Bance (1761-1847), « marchand d’estampes, rue St Denis n° 214 », qui continue la publication. Bance, d’abord apprenti sellier, puis carrossier, s’était établi marchand d’estampes à Paris à l’aube de la Révolution. Les gravures historiques et les éventails, puis, à partir de 1815, les ouvrages d’architecture, de décoration, et d’ornement vont faire le succès de son entreprise pendant la première moitié du XIXe siècle.
Bance poursuit la publication du livre en 1820, après la mort de Beauvallet. Il fait alors paraître le second tome, qui rassemble les douze derniers cahiers. Il est pour l’essentiel l’œuvre de l’architecte et graveur Charles Normand(1765-1840). Celui-ci, véritable « architecte-éditeur », selon l’expression de Jean-Philippe Garric, est aussi l’auteur de plusieurs recueils d’ornements, et collabore aux travaux d’édition de Percier et Fontaine, comme le Recueil de décorations intérieures, ou la Description des cérémonies et des fêtes qui ont eu lieu pour le mariage de S.M. l’Empereur Napoléon avec S.A.I. Madame l’Archiduchesse Marie-Louise d’Autriche (1810).
Bance re-publie aussi en 1820 une nouvelle édition complète des deux volumes. Les planches des premiers cahiers sont modifiées pour faire apparaître son adresse à la place de celle de Joubert et les textes introductifs changent. Cette édition, qui n’est pas conservée à la bibliothèque de l’INHA, a été numérisée et mise en ligne sur le site e-rara.ch.
Un recueil de modèles pour les artistes… mais pas seulement
Le Prospectus de l’ouvrage affirme sa fonction de recueil de modèles ; ceci est un trait commun avec la plupart des recueils d’ornements publiés depuis le XVIe siècle. Le livre est présenté comme un ouvrage pratique destiné aux artistes décorateurs et artisans, d’un coût adapté aux finances de ces derniers. Il se définit comme « une sorte d’Encyclopédie artielle et mobiliaire », à l’usage des professions qui ont le dessin pour base. Parmi celles-ci, le Prospectus énumère les peintres, sculpteurs, architectes, mais aussi les « entrepreneurs de bâtimens »…, « ornemanistes, marbriers, peintres de voiture, d’ornemens, et autres genres de décors », les orfèvres, bijoutiers et fondeurs, tapissiers, ébénistes, tabletiers, fabricants de meubles, manufactures d’indiennes, mousselines et toiles imprimées, papier peint, porcelaine, faïence, tôle vernie.
Pierre-Nicolas Beauvallet, Fragmens d’architecture, sculpture et peinture, dans le style antique, Paris, Bance, 1804-1820, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 108 (1). Cliché INHA
De manière assez surprenante, les planches mêlent sans réel souci d’échelle, ni ordre apparent ou hiérarchie, différents types de motifs. Outre les « fragments antiques » annoncés par le titre de la publication, qui figurent sous forme de reproductions de statues, peintures ou bas-reliefs antiques, on trouve aussi des éléments typiques des arts décoratifs de l’Empire. Parmi ceux-ci, de nombreuses pièces de mobilier telles que lits, pliants, fauteuils ornés de griffons ou de sphinges, lavabos, voisinent avec des motifs d’ « ornement pur », comme des frises à l’antique ou des rinceaux. Ces motifs remplissent parfois l’espace de manière concentrique, évoquant des modèles de plafonds. Certains modèles sont directement tirés d’œuvres de Dugourc, Percier et Fontaine, ou encore des frères Jacob.
Tout le vocabulaire décoratif de la période est présent en abondance : lions, aigles, dauphins, cygnes, sphinges, lyres… Cependant, quelques incongruités frappent le regard : en particulier, la reproduction de statues de La Fontaine et de Corneille, sans doute des œuvres de la manufacture de Sèvres.
Cécile Beauvallet, d’après Pierre-Nicolas Beauvallet, Fragmens d’architecture, sculpture et peinture, dans le style antique, Paris, Bance, 1804-1820, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 108 (1). Cliché INHA
À partir du seizième cahier, le rôle de Charles Normand domine ; ses planches diffèrent de celles de Beauvallet. En effet, il représente, de manière ordonnée et séparée, soit des éléments antiques (par exemple, des détails de la colonne Trajane), soit des pièces de mobilier contemporaines, qui sont très proches de celles qu’il avait publiées en 1803 dans son Nouveau recueil en divers genres d’ornemens.
L’architecte, le décorateur et le manufacturier
Au-delà de son caractère illustratif du « style Empire », l’ouvrage de Pierre-Nicolas Beauvallet est un témoignage éclairant sur le statut de l’ornement et les rapports entre l’architecte, le décorateur et le manufacturier au tournant des XVIIIe et XIXe siècles.
Comme l’a montré Rossella Froissart, les étapes de cette réflexion sont visibles à travers l’évolution des textes accompagnant les gravures du premier volume de planches entre l’édition de 1804-1807 et celle de 1820. En effet, dans la première édition, le Prospectus est suivi d’un essai introductif de François Étienne Joubert, intitulé « De l’origine des arts ; et de la décoration, considérée sous un point de vue général ». Dans ce texte, Joubert réaffirme l’existence de l’« intervalle » entre l’artiste et l’artisan, « parce que la nature en a mis un, semblable, entre les productions routinières et les chefs-d’œuvre du génie ». Cependant, au terme d’une argumentation complexe, il répartit ainsi les tâches de chacun : aux architectes, la conception générale de la ligne des édifices, aux dessinateurs, peintres et graveurs, la décoration, entendue comme « distribution des ornements ».
L’édition de 1820, elle, substitue à l’essai de Joubert un nouveau texte, anonyme, peut-être de Charles Normand lui-même. Dans cet « Essai sur les moyens de ramener à des principes sages cette partie de l’art du dessin qui a pour objet l’ornement », l’auteur dénonce la « propagation du mauvais goût ». Citant l’exemple de l’art du XVIIIe siècle, il regrette que la « classe nombreuse des artisans […] copie servilement [la manière d’artistes d’un mérite secondaire], enchérit même sur ses défauts, et bientôt, tout ce qui sort des fabriques de meubles, d’étoffes, de papiers peints, de porcelaines » suit sans discernement la manière du maître à la mode.
Cette critique de 1820 suit celle formulée en 1812 par Percier et Fontaine dans le « Discours préliminaire » du Recueil de décorations et annonce les phrases de Charles Normand en 1826 dans son Guide de l’ornemaniste : « Hommes opulens, si vous avez quelque goût, loin de vous tous ces cartonnages taillés sur le même patron et que l’on rencontre partout, partout les mêmes ».
Après l’enthousiasme du Consulat et des débuts de l’Empire, ces textes mettent en évidence l’inquiétude des architectes face au foisonnement des productions manufacturées de qualité médiocre et la relative perte de contrôle que celles-ci impliquent pour eux. Cependant, ces architectes ont eux-mêmes largement contribué à alimenter ce foisonnement par leurs publications de recueils d’ornements, sources de nombreux catalogues commerciaux parus dans les années 1800-1830.
Lucie Fléjou, service du patrimoine
En savoir plus
Les recueils de Beauvallet et de Percier et Fontaine ont été numérisés, dans le cadre du programme de recherche de l’INHA « Histoire de l’ornement ». Ils sont consultables sur la bibliothèque numérique de l’INHA :
- Charles Percier et Pierre Fontaine, Recueil de décorations intérieures comprenant tout ce qui a rapport à l’ameublement, comme vases, trépieds, candélabres, cassolettes, lustres, girandoles, lampes, chandeliers, cheminées, feux, poêles, pendules, tables, secrétaires, lits, canapés, fauteuils, chaises, tabourets, miroirs, écrans, &c. &c. &c., Paris, Didot, 1801-1812, bibliothèque de l’INHA, Fol Res 86. Disponible en ligne : http://www.purl.org/yoolib/inha/16424
- Pierre-Nicolas Beauvallet et Charles Normand, Fragmens d’architecture, sculpture et peinture, dans le style antique ; composés ou recueillis, et gravés au trait par P.N. Beauvallet, statuaire ; de la ci-devant Académie de Peinture, Sculpture et Gravure ; de l’Institut de Bologne ; de l’Athénée des Arts : Ouvrage dans lequel on trouvera toutes sortes de détails relatifs à la Décoration intérieure et extérieure des Édifices…, Paris, Joubert, 1804-1807, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 108 (1). Disponible en ligne
- Pierre-Nicolas Beauvallet et Charles Normand, Fragmens d’ornemens dans le style antique, recueillis ou composés par P. N. Beauvallet, statuaire de la ci-devant Académie de Peinture, etc., et par Ch. Normand, Architecte, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome, Paris, Bance, 1820, bibliothèque de l’INHA, Fol Est 108 (2). Disponible en ligne : http://www.purl.org/yoolib/inha/16423
Références bibliographiques
- Le catalogue de l’exposition : Napoléon Ier ou la légende des arts, Paris, RMN, 2015, cat. 26. (prochainement disponible à la bibliothèque)
- Béatrice Bouvier, « La dynastie Bance, marchands d’estampes et libraires à Paris (1793-1862) », Actes de la journée d’études La prosopographie des hommes du livre, 22 et 23 avril 2005, ENSSIB. Disponible en ligne : http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/notice-1462
- Rossella Froissart, « Recueils d’ornements au XIXe siècle : avatars d’un genre épuisé ? », dans Ornements : chefs-d’œuvre de la Bibliothèque de l’INHA collections Jacques Doucet, Paris, INHA/Mare et Martin, 2014, p. 324-337.
- Jean-Philippe Garric, « Le Recueil de décorations de Charles Percier et Pierre Fontaine », dans Ornements : chefs-d’œuvre de la Bibliothèque de l’INHA collections Jacques Doucet, Paris, INHA/Mare et Martin, 2014, p. 302-311.
- Stanislas Lami, « Beauvallet, Pierre-Nicolas », dans Dictionnaire des sculpteurs de l’école française au dix-huitième siècle, Paris, H. Champion, 1910-1911, p. 48-52. Disponible en ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k61251531/f112
- Valérie Nègre, L’ornement en série : architecture, terre cuite et carton-pierre, Sprimont, Mardaga, 2006.