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Voyage à travers le bijou du XIXe siècle
Mis à jour le 15 avril 2021
Les trésors de l'INHA
Auteur : Sophie Derrot
Les modifications successives du vêtement ont imposé l’habitude séculaire de confier aux orfèvres-bijoutiers la fréquente métamorphose du bijou, qui en est le complément. Ce renouvellement s’accélère au XIXe siècle avec la versatilité accrue de la mode. Afin de garder trace de la multiplicité de leurs créations, les fabricants confectionnent des recueils réunissant les dessins qui témoignent de leur achèvement ou des étapes de leur élaboration. Un album de la bibliothèque de l’INHA (Ms 175) illustre ainsi le renouveau esthétique et technique que connaît la bijouterie sous l’influence du romantisme triomphant sous la monarchie de Juillet, puis l’essor de la joaillerie sous le Second Empire, à travers la production de la maison Morel et Cie, sorte de météore qui traverse les dernières années du règne de Louis-Philippe, et de celle de la maison Duponchel et Cie, qui lui succède plus durablement dès la Deuxième République.
L’album porte également la marque de l’artiste qui l’a fait entrer dans la collection de Jacques Doucet. Le sculpteur, orfèvre et potier d’étain Jules Brateau(1844-1923) le reçoit de la veuve d’Henri Duponchel, ainsi qu’il l’indique dans la notice manuscrite qu’il rédige en introduction aux 82 planches de l’album, vraisemblablement peu après la cessation d’activité de l’entreprise de Duponchel, vers 1870. Relié par Pagnant, l’album lui-même est sans doute mis sous sa forme actuelle au moment de son entrée dans les collections, avant la première guerre mondiale – il ne figure pas dans les registres, mais plusieurs indices permettraient de proposer la date de 1913. L’ordre des dessins a été soigneusement choisi, suivant une évolution chronologique, et nombre d’annotations enrichissent les planches, rattachant les dessins à des dessinateurs, à quelques dates, à des périodes de l’entreprise. La main des annotations diffère de la note introductive et pourrait être celle du joaillier Henri Vever, qui aurait pu travailler de concert avec Brateau pour ordonner les dessins.
Avant sa redécouverte dans les collections patrimoniales de l’INHA, l’album était d’ailleurs connu comme source de la documentation utilisée par Vever pour l’illustration de son ouvrage sur la bijouterie française du XIXe siècle. Le joaillier percevait dans ces dessins « un caractère plus artistique que ceux qu’on faisait généralement à cette époque », ainsi que « le souci de faire remplir à ces objets de parure un rôle décoratif plus accentué et mieux approprié à l’ensemble de la toilette féminine ». La première de ces distinctions correspond à l’une des ambitions majeures qui scella l’association de Morel et Duponchel, tandis que la seconde témoignait des compétences que chacun avait acquises dans ses activités antérieures à leur entreprise commune.
Une association fructueuse mais de courte durée
Née en 1842 de l’association de Jean-Valentin Morel (1794-1860) et d’Henri Duponchel (1794-1868), la maison Morel et Cie bénéficie de la complémentarité des deux partenaires, aux parcours professionnels très différents.
La carrière mouvementée de Morel a fait de lui un orfèvre, bijoutier et lapidaire, rompu à toutes les pratiques de ces disciplines, qu’il a contribué à enrichir de procédés nouveaux ou d’anciens usages ressuscités dans les années 1830, décennie où se multiplient les expérimentations qui doteront les orfèvres-bijoutiers des techniques leur permettant d’adhérer à la nouvelle esthétique, issue du mouvement romantique qui s’impose dans les arts.
Rien ne prédisposait, en revanche, la figure haute en couleurs d’Henri Duponchel à présider au destin d’une fabrique d’orfèvrerie et de bijouterie. Dès les années 1820, il anima la vie artistique parisienne par ses multiples activités, tâtant tour à tour des fonctions d’architecte, de dessinateur de costumes, de metteur en scène et de directeur de l’Opéra de Paris, et introduisant dans ces milieux les courants novateurs du romantisme.
L’excellence du savoir-faire de Morel et ses liens avec le réseau des ouvriers d’élite, conjugués aux capitaux apportés par Duponchel, à ses relations avec les cercles mondains comme avec les meilleurs artistes décorateurs – il fréquente notamment Delacroix –, sans oublier la sûreté de son goût, salué par les contemporains, propulsèrent d’emblée la maison Morel et Cie au premier rang des créateurs de bijouterie et d’orfèvrerie de la Monarchie de Juillet.
Toutefois, l’alliance de ces personnalités trop dissemblables ne résista pas aux difficultés rencontrées progressivement dans la marche des affaires. À la suite de procès intentés en 1848 et 1849, Morel s’installa à Londres et Duponchel dirigea seul la maison qui prit dorénavant son nom. Ralliant, selon son habitude, de talentueux artistes et praticiens, il maintint jusqu’à son décès la réputation de l’entreprise, adaptant ses créations aux goûts du Second Empire, tout en faisant valoir sa marque personnelle.
De l’apogée du bijou romantique à la richesse ostentatoire du Second Empire
Par la remarquable collection d’œuvres de la maison Morel et Cie qu’il rassemble, l’album offre un panorama du bijou romantique à son apogée, qui caractérise les années 1840. Réputées à la pointe de la mode, ses créations sont recherchées par une clientèle française et étrangère, dont les noms sont parfois associés aux dessins. Appartenant à cette élite de fabricants créateurs, qui ambitionnent d’élever leur production au statut d’œuvre d’art, elle excelle dans la « bijouterie artistique », qui emprunte à l’orfèvrerie contemporaine une iconographie savamment composée, comme une diversité de matériaux et de techniques brillamment mise en œuvre. La conception et l’élaboration de ces « bijoux d’orfèvre » sont confiées à des dessinateurs et des sculpteurs, dont la maison s’attache les services. L’album contient ainsi plusieurs planches de dessins au crayon d’une extrême minutie, que Jules Brateau a identifiés comme étant de la main du dessinateur et graveur Charles Niviller, dit Névillé, ainsi que quelques modèles de cachets animés de figures en ronde bosse, attribués au sculpteur Jules Klagmann.
D’une grande richesse plastique et de coloris, ces objets expriment l’esprit romantique, en traduisant les orientations principales de l’art du temps, l’historicisme, l’orientalisme, le naturalisme, auxquelles se mêle souvent la note sentimentale qui imprègne l’époque. Les nombreuses planches consacrées aux modèles de bracelets et de broches démontrent l’extraordinaire faveur dont ces bijoux bénéficient. Si la variété de leurs compositions épouse toutes les sources d’inspiration, ils forment le support privilégié des manifestations du sentiment, que matérialisent portraits et cheveux. Ils servent également de monture à des œuvres anciennes très convoitées, telles les miniatures. La remise à l’honneur de la châtelaine révèle, par ses modèles particulièrement recherchés, combien l’admiration de l’art du passé stimule la création.
L’album fait encore la part belle aux accessoires de la parure, du flacon à odeurs au lorgnon, et aux innombrables ustensiles, utiles au quotidien de la société élégante. Tous déclinent le répertoire de figures sculptées et d’ornements forgé par la maison pour les doter des attributs du style auquel ils prétendent appartenir. Les variantes observées dans les dessins d’un modèle, qu’elles illustrent les étapes de son élaboration ou la conception d’un modèle voisin, manifestent cette science des combinaisons sans cesse renouvelées pour répondre au défi permanent des souhaits de la clientèle.
S’exprimant, sous la monarchie de Juillet, par l’omniprésence dans son décor des armoiries nobiliaires, le rôle de marqueur social dévolu au bijou reprend, sous le Second Empire, son caractère plus traditionnel de révélateur d’une fortune, par la valeur des pierreries qu’il enchâsse. Les dessins de la maison Duponchel montrent l’envahissement de la parure par le diamant et diverses pierres de couleur, qui transforme la physionomie du bijou. Amorcée dès les années 1850, la transition est sensible dans le bracelet et la broche de corsage, toujours très en faveur. Leurs formes se simplifient tandis que l’agencement de leurs ornements, souvent réalisés en diamant, est subordonné à la mise en valeur de pierres centrales de qualité. L’abondance inédite des pierreries mises sur le marché favorise les progrès techniques de la joaillerie. Sa suprématie éclate dans les nombreux exemples de pendentifs de cou et de pendants d’oreilles, nouveaux bijoux à la mode dans les années 1860.
Les tendances qui renouvellent l’apparence de la bijouterie sont admirablement représentées dans les dessins donnés à Alexis Falize, grand créateur de la seconde moitié du siècle. Le goût pour les couleurs vives comme l’exigence de lisibilité du bijou, qui s’impose face à l’ampleur de la toilette féminine, apparaissent dans ses œuvres d’une géométrie rigoureuse, abondamment ornés de corail rouge vif, de turquoise ou de lapis-lazuli. Des parures, dont la remise à l’honneur unit la composition de l’ensemble des bijoux répartis sur la personne, illustrent notamment ses interprétations du style néo-antique, qui se développe au tournant des années 1860. L’élégance de ses montures de broches relevant du même courant, qu’il conçoit pour encadrer des camées de pierres dures à sujets antiques, dont la vogue renaît, n’a d’égal que celles qui perpétuent l’influence de l’art de la Renaissance, source d’inspiration majeure pour l’ensemble de la production du Second Empire.
L’album de la collection Doucet offre un précieux témoignage de l’intense créativité de l’art du bijou au milieu du XIXe siècle, dont les exemples concrets ne nous sont parvenus qu’en petit nombre. Quand ils ont échappé à la destruction, les recueils de dessins demeurent souvent les seules archives portant trace de l’activité des bijoutiers-joailliers, les livres comptables et la correspondance ayant rarement survécu à la disparition de leurs ateliers. À ce titre, ils constituent une source essentielle d’enrichissement de notre connaissance de l’histoire de la bijouterie parisienne. Certains ont été préservés par leur transmission à des confrères, qui les ont incorporés dans leur propre patrimoine, jalousement gardé.
La Bibliothèque d’art et d’archéologie s’est très tôt souciée de rassembler des sources pour l’histoire des arts décoratifs et plus particulièrement de l’orfèvrerie ; plusieurs des acteurs de la création de la bibliothèque ont d’ailleurs un lien avec les arts de l’ornement – Henri Vever lui-même fera partie de la Société des amis de la bibliothèque dès ses débuts. À côté des recueils d’estampes, bien connus, plusieurs manuscrits entrés alors portent sur le bijou, en particulier avec des documents provenant d’ateliers, comme celui de la maison genevoise Bautte (Ms 694, Ms 699, Ms 731), ou bien ces documents comptables d’une maison parisienne de la fin du XVIIIe siècle (Ms 129).
Il faut saluer la démarche pionnière de Jules Brateau, qui a choisi de confier cet exceptionnel écho de l’œuvre de deux fabricants de premier ordre à une collection à vocation encyclopédique.
Isabelle Lucas et Sophie Derrot
Pour aller plus loin
Cet album a fait l’objet d’une conférence le 2 mars 2021 dans l’auditorium de la Galerie Colbert dans le cadre du cycle de conférences Trésors de Richelieu, disponible en vidéo.
Henri Vever, La Bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900), Paris, H. Floury, 1906-1908, 3 vol., ill.
Eugène Fontenay, Les Bijoux anciens et modernes, Paris, Maison Quantin, 1887.
Anne Dion-Tenenbaum, « Multiple Duponchel », dans Revue de l’art, no 116, 1997, p. 66-75, ill.
Isabelle Lucas, « Jean-Valentin Morel (1794-1860), un bijoutier parisien à l’époque romantique », dans Histoire de l’art, no 48, 2001, p. 77-86, ill.
Katherine Purcell, Falize: a dynasty of jewelers, Londres, Thames & Hudson, 1999, 320 p., ill.
Exposition des produits de l’industrie française en 1844 : rapport du jury central, Paris, 1845, t. 3, p. 158-159.
Rapport du jury central sur les produits de l’agriculture et de l’industrie exposés en 1849, Paris, 1850, t. 3, p. 318.