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BOUTMY, Émile
Mis à jour le 11 septembre 2009
(Paris, 13 avril 1835 – 25 janvier 1906)
Auteur(s) de la notice :
JARRASSE Dominique
Profession ou activité principale
Fondateur-directeur de l’École libre des sciences politiques, professeur à l’École spéciale d’architecture (anciennement École centrale d’architecture), historien d’art, professeur de droit
Sujets d’étude
Histoire de l’architecture
Carrière
1852 : fait la connaissance d’Hippolyte Taine
1863 : après des études aux lycées Henri IV et Louis-le-Grand, devient publiciste grâce à son parrain Émile de Girardin à La Presse et à la Revue nationale ; voyage en Angleterre
1865-1870 : professeur d’histoire des civilisations, puis d’histoire comparée de l’architecture à l’École centrale d’architecture (devenue École spéciale d’architecture en 1870) fondée par Émile Trélat ; il en devient un administrateur en 1868
1866 : membre de la Société d’anthropologie de Paris
1867-1870 : collabore à La Liberté
Fin 1871 : fonde l’École libre des sciences politiques, où il enseigne le droit constitutionnel et dont il est directeur jusqu’à sa mort
5 juin 1880 : élu membre de l’Académie des sciences morales et politiques ; titulaire (section morale) en 1898
Membre de l’Institut ; membre du Conseil supérieur de l’Instruction publique ; officier de la Légion d’honneur
Étude critique
Émile Gaston Boutmy ne mériterait peut-être pas de sortir de l’oubli comme historien de l’art, s’il n’avait, avant de devenir en 1871 le prestigieux fondateur de l’École libre des sciences politiques (ELSP), pratiqué l’histoire de l’architecture à titre professionnel, à un moment où se développaient les démarches d’historiens majeurs qu’il a croisés, Hippolyte Taine, Charles Blanc ou Eugène Viollet-le-Duc. Une note de L’Artiste en 1870, même publicitaire, laisse pressentir qu’il eût pu devenir un historien important : « Un des meilleurs esprits de la nouvelle génération, M. Émile Boutmy, professe la philosophie dans l’art à l’École d’architecture. Les plus hautes questions sont celles qu’il aborde le plus volontiers. » Certes, mais bientôt ce sont les questions politiques qui vont requérir ses compétences. Une autre raison justifie une redécouverte : le lien de continuité qui s’établit, sur le plan de la méthode, comme à travers la structure de l’École libre des sciences politiques, entre son expérience d’historien de l’art et sa conception des sciences politiques, subordonnée à une psychologie issue du système de Taine, lui-même un des fondateurs de l’École libre des sciences politiques.
Dès les années 1860, désigné comme publiciste, c’est-à-dire quelqu’un qui écrit dans la presse sur tous les sujets, Boutmy se forge néanmoins une spécialité, à côté de ses qualités reconnues de polémiste, soutenant les causes défendues par les journaux libéraux d’Émile de Girardin, l’histoire et la critique littéraire. Il subit directement l’influence de Taine, qu’il rencontrait dès ses années de formation à l’institution Carré-Demailly. C’est d’abord en tant que publiciste qu’il découvrit l’histoire de l’art. Mais dès 1864, il donna un compte-rendu approfondi de l’introduction à L’Histoire de la littérature anglaise où Taine faisait « passer l’histoire au rang de science positive » et y cernait les bases de sa méthode, en particulier les fameux trois « ressorts », race, milieu et moment. Boutmy adopta la méthode qu’il applique d’emblée à Raphaël : homme, écrit-il, l’artiste « appartient à une race et à un siècle ; il est membre d’une société, élève d’une civilisation ». Il n’est pas jusqu’à une métaphore végétale très tainienne que Boutmy n’employât pour illustrer le déterminisme des origines et du milieu : il tentait ainsi une démystification du Raphaël « philosophe profond » ou « chrétien pénétré » des historiens idéalistes comme Passavant, au profit d’un artiste inscrit dans son époque.
Nommé en 1865 professeur d’histoire des civilisations à l’École centrale d’architecture (puis l’École spéciale d’architecture, ESA), fondée par l’ingénieur Émile Trélat (1821-1907) afin d’appliquer certains aspects de la réforme que Viollet-le-Duc avait tentée en 1863 à l’École des beaux-arts, Boutmy explora ce champ, parallèlement à Taine devenu professeur dans cette école, justement en remplacement de Viollet-le-Duc démissionnaire. Taine avait été sollicité par Trélat et avait recommandé Boutmy qui aborda ainsi le champ que lui-même ne traitait pas, l’histoire de l’architecture. Celle-ci fait partie de la culture générale que les réformateurs jugent nécessaire, en complément d’une formation plus technique. Boutmy prit immédiatement fait et cause pour l’ l’École centrale d’architecture, comme l’atteste un article de La Presse. Son cours d’Histoire des civilisations, dont fut publiée la leçon d’ouverture consacrée à l’influence du sol et du climat, ces forces naturelles formant les « lois ante-historiques de la civilisation » (Leçon d’ouverture. Chaire d’histoire comparé de l’architecture, Saint-Germain, p. 10), devait servir d’introduction générale au cours d’Histoire comparée de l’architecture professé par Charles Blanc en seconde année. Privilégiant la dimension collective de l’œuvre, Boutmy rappelait aux étudiants architectes que, par delà les créations originales, « toutes les formes essentielles, toutes les dispositions typiques ont cédé à la pression des grands faits moraux contemporains » (p. 3). Le programme du cours montrait « comment le problème architectural se spécialise naturellement dans les divisions restées toujours sensibles au milieu de la grande famille humaine » et se révélait parallèlement à l’émergence chez Viollet-le-Duc de la conscience du rôle joué par les migrations raciales dans la diversité des architectures (voir son Histoire de l’habitation humaine, 1875).
Le cours de Charles Blanc à l’ l’École spéciale d’architecture, qui aurait été nourri évidemment de sa Grammaire des arts du dessin publiée alors périodiquement dans la Gazette des Beaux-Arts, devait être consacré à la concordance entre l’état des civilisations et les monuments. Toutefois, Charles Blanc ne pouvant l’assurer, ce fut Boutmy qui en 1867 le prit en charge, avec bientôt comme répétiteur Eugène-Emmanuel Viollet-le-Duc fils. Sa leçon d’ouverture le montrait défendant le point de vue de l’historien critique (et antidogmatique) pour qui l’œuvre d’art est une production collective ; l’architecte, tout particulièrement, ne saurait échapper à l’emprise du « peuple » et « sent derrière lui toute une multitude d’hommes qui regardent par-dessus son épaule, le pressent de leurs questions, veulent savoir si leurs goûts seront satisfaits, leurs habitudes respectées, leurs idées traduites. » (Chaire d’histoire comparée…, p. 10-11) Pour Boutmy, il importait, pour comprendre un style historique, de relever cette empreinte, de saisir « l’âme même du peuple et du siècle qui l’ont suggéré, goûté, propagé ». Le monument, au même titre que la religion, la littérature ou la société, devint donc un moyen d’accès à cette « âme du peuple », une catégorie qui n’était pas éloignée du Volkgeist de Herder et de la vieille notion de caractère national. Produit des « éléments variables de l’histoire » (race, milieu, moment), un style trouve son harmonie avec un contexte climatique aussi bien que social : aussi est-il incongru de trouver une imitation du Parthénon sous le ciel londonien. Boutmy plaidait donc, auprès des étudiants, pour une architecture qui ne puisait pas dans le passé des modèles, ni même des principes transposables, mais l’audace d’une création libre découlant de l’action présente des facteurs essentiels.
Pour mener son survol des civilisations et de leur architecture, Boutmy recourait évidemment aux « divisions consacrées de la géographie, de l’ethnographie et de l’histoire ». Toutefois, malgré son relativisme historique, il ne pouvait s’empêcher de privilégier la tradition gréco-latine au détriment des « architectures excentriques » de l’Inde, de la Chine ou du Pérou, abordées seulement en annexes. Travaillant sur cet art collectif par excellence qu’est l’architecture, Boutmy, plus que Taine, était sensible au déterminisme des matériaux, tel que l’a exposé Gottfried Semper, que toutefois il ne citait pas : « Les formes puissantes de l’architecture de Memphis et de Thèbes, ne sont pas moins dues à la constitution géologique du pays qu’au génie national ; et l’idéal de l’art égyptien était déjà écrit dans les prodigieuses carrières de Silsilis, avant de l’être dans la littérature et les doctrines religieuses de la race. » (Chaire d’histoire comparée…, p. 38)
Fréquemment, pour appuyer ses démonstrations, Boutmy recourait à une comparaison avec la langue, domaine qui resta une de ses préoccupations dans les sciences politiques, le « génie de la langue » se révélant un support parallèle pour accéder à l’âme des peuples : ainsi voit-il dans le temple athénien un « syllogisme de marbre ». Il relevait aussi cette adéquation entre forme architecturale et mode de raisonnement au Moyen Âge, esquissant la thèse ultérieure de Panofsky (Architecture gothique et pensée scolastique, 1951).
Un autre usage fréquent chez lui, emprunté à Taine, consistait à filer les métaphores naturalistes : il étudie dans les parties d’un édifice la « spécialisation des organes ». Le titre de son livre, La Philosophie de l’architecture grecque, est évidemment une référence directe aux cours de Taine, Philosophie de l’art (1865), Philosophie de l’art en Italie (1865) et surtout Philosophie de l’art en Grèce (1869). Boutmy complète l’enquête tainienne dans le champ architectural, pour lequel il se trouve amené à établir sa propre systématisation de la grille de lecture des « causes » : géographie, races, « faits excitateurs », « principes plastiques », qui forment autant de chapitres de son étude du Parthénon. Significativement, lorsqu’il réédite cet ouvrage en 1897, avec un titre équivalent à ses études sur l’Angleterre, Le Parthénon et le Génie grec, Boutmy propose un nouvel objectif à sa démarche qu’il ne qualifie plus de « philosophie », mais de « psychologie ». Sa nouvelle préface, où il reconnaît en particulier son « abus de la notion de race », se trouve prise dans le contexte des années 1890, alors qu’il développe une « psychologie » des peuples où il transpose ses anciens concepts dans l’étude des sociétés et des institutions politiques. Ainsi en janvier 1899, il publie dans les Annales des sciences politiques son article « Langue anglaise et génie national ». Il y affirme que « la langue est l’expression la plus intime et la plus immédiate de l’âme humaine », rejoignant ainsi son analyse du Parthénon. L’unité des ordres de faits qui fondent une civilisation lui permet de passer de l’architecture à la langue ou aux institutions politiques, mais la méthode est désormais définie comme « psychologie », seul moyen d’accès aux causes et au sens profonds. D’ailleurs, dans cette préface, tentative de réhabilitation de la méthode tainienne face au triomphe de l’histoire esclave du document, il rappelle les « cinq ou six ordres de faits ou d’idées qui sont les cadres naturels et demeurent les témoins de toute civilisation digne de mémoire » : la langue, la religion, la littérature et les beaux-arts, la philosophie et les sciences, l’organisation sociale et les institutions politiques.
Devenu un des fondateurs des sciences politiques, Boutmy transpose aisément sa méthode en « psychologie politique », cernant l’âme collective anglaise ou américaine, domaine qui connaîtra de beaux jours à travers l’œuvre de son héritier André Siegfried (1875-1959). Mais ce n’est pas au seul plan théorique et méthodologique, dans les concepts, les fondements comparatistes ou l’objectif d’une psychologie profonde, que se perçoit la continuité entre l’histoire de l’architecture et la fondation de l’ l’École libre des sciences politiques, elle repose aussi sur la transposition du modèle de l’École spéciale d’architecture et sur un réseau social.
Devant les difficultés de l’École spéciale d’architecture, qui s’efforça de rester libre face à l’État, Boutmy dut abandonner ses cours, mais pas l’École dont il devint un administrateur. Lorsqu’il fonda l’École libre des sciences politiques, il avait le même souci d’indépendance et, pour l’obtenir, recourt au soutien d’un groupe de fondateurs et d’actionnaires. Il est aussi significatif que ce soit avec son ami Ernest Vinet, bibliothécaire de l’École des beaux-arts et critique, comme lui, à la Revue nationale, qu’il lance la première plaquette suggérant la création d’une « Faculté libre d’enseignement supérieur ». C’est là qu’il dresse, au lendemain de la guerre, le fameux constat que c’est l’université de Berlin qui a vaincu l’Autriche et la France… D’ailleurs, le plan des cours donne encore une place, à ce moment-là, à un enseignement général, inspiré de celui de l’École spéciale d’architecture, « d’un caractère historique et critique plutôt que dogmatique » (Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement supérieur, p. 10). À côté de l’histoire politique – car il s’agit de « relever » la France, de la doter d’une élite, ce que l’histoire de l’art ne saurait faire, ils prévoient une formation de culture générale englobant les progrès des sciences exactes ou de l’anthropologie, comme l’« analyse des travaux critiques relatifs à l’histoire des beaux-arts » (Quelques idées sur la création d’une faculté libre d’enseignement supérieur, p. 17). Le second projet de « Faculté libre des sciences politiques » envisage de débuter, comme pour les cours d’histoire comparée de l’architecture, par une « Esquisse géographique et ethnographique du monde habité » (Projet d’une faculté libre des sciences politiques, 1871, p. 14), mais la présentation des arts a disparu. Au fur et à mesure, l’orientation politique, juridique et économique s’affirme. Toutefois, la présence de Taine, chez qui se tinrent les premières réunions des fondateurs et qui en devint un administrateur, n’est évidemment pas étranger à l’esprit et à la méthode qui président à l’enseignement de l’ l’École libre des sciences politiques.
Plusieurs proches de Boutmy ont suggéré le rôle joué par l’histoire de l’architecture dans sa pensée. Émile Levasseur, dans sa nécrologie (« Émile Boutmy et l’École », 1906, p. 172), écrit : « Dans la politique ce n’est pas le détail anecdotique qui l’intéresse, c’est l’enchaînement des effets et des causes ; Boutmy analyse les constitutions, comme il avait fait de l’art grec ; il veut pénétrer – c’est le titre qu’il a adopté pour deux de ses ouvrages – la psychologie des peuples et déduire les péripéties de leur histoire politique de l’évolution de leur état social et de leur état moral. » Boutmy a donc partagé durant quelques années la mutation aventureuse d’une histoire de l’art à tendance scientiste, éprise avec Taine de lois et de psychologie plus que de narration événementielle, séduite avec Viollet-le-Duc, comme l’atteste leur appartenance commune à la Société d’anthropologie de Paris, par les modes d’explication racialistes. Boutmy permet d’appréhender comment ces deux sciences humaines en gestation, dont pas plus l’une que l’autre n’est très assurée de la légitimité de son objet et de sa scientificité (face à l’histoire, la sociologie ou le droit, et à leur rejet par le système comtien), ont pu échanger de manière féconde, dans le plein fonctionnement du paradigme naturaliste, des éléments de méthode, mais aussi des objectifs.
Dominique Jarrassé, professeur d’histoire de l’art contemporain à l’université de Bordeaux
Principales publications
Ouvrages et catalogues d’expositions
- Leçon d’ouverture. École centrale d’architecture. Chaire d’histoire des civilisations. Saint-Germain : imprimerie Toinon, 1866.
- École centrale d’architecture. Chaire d’histoire comparée de l’architecture. Saint-Germain : imprimerie Toinon, 1869.
- Philosophie de l’architecture en Grèce. Paris : Bibliothèque de philosophie contemporaine, Germer-Baillière, 1870 [rééd. sous le titre Le Parthénon et le Génie grec. Paris : Armand Colin, 1897 ; rééd.1931].
Articles
- « Monsieur Taine et la nouvelle méthode historique ». La Presse, 15, 16 et 17 juin 1864.
- « Raphaël et la société de son temps ». Revue nationale, 10 février 1865, t. XX.
- « L’École centrale d’architecture ». La Presse, 15 juin 1865.
- « Les Principes plastiques dans l’art architectural ». L’Artiste, 1er février 1870, p. 183-202.
Bibliographie critique sélective
- Discours prononcés aux obsèques de Émile Boutmy, membre de l’Institut, fondateur-directeur de l’École libre des sciences politiques, le 28 janvier 1906. Coulommiers : imprimerie Paul Brodard, 1906.
- Lévy-Bruhl Lucien. – « Émile Boutmy ». Revue de Paris, 15 février 1906, p. 795-805.
- Levasseur Émile. – « Émile Boutmy et l’École ». Annales des sciences politiques, mars 1906, t. XXI, p. 141-178.
- Monod Gabriel. – Article nécrologique. Revue historique, mars-avril 1906, p. 350-353.
- En souvenir de Émile-Gaston Boutmy (1835-1906) . Coulommiers : imprimerie Paul Brodard, 1906.
- Favre Pierre. – « Les Sciences d’État entre déterminisme et libéralisme. Émile Boutmy (1835-1906) et la création de l’École libre des sciences politiques ». Revue française de sociologie, 1981, t. XXII, p. 429-465.
- Dammame Dominique. – Histoire des sciences morales et politiques et de leur enseignement des Lumières au scientisme. Thèse de doctorat, Paris I, 1982.
- Guettard Hervé. – Un réformiste libéral. Émile Boutmy (1835–1906) . Thèse de doctorat en histoire du XXe siècle, Institut d’études politiques de Paris, 1991.
- Jarassé Dominique. – « Ethnicisation de l’histoire de l’art : le modèle philologique ». In Roland Recht et al., Histoire de l’histoire de l’art en France au XIXe siècle. Actes du colloque international, 2-5 juin 2004. Paris : La Documentation française, 2009, p. 352-355.
Sources identifiées
Archives familiales
Paris, Archives de l’École spéciale d’architecture
- Imprimés concernant les cours et les assemblées générales
Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Manuscrits
- N.A.F. 12236, correspondance Boutmy-Vinet
Paris, Centre d’histoire de l’Institut de Sciences politiques
- Archives de l’École libre des sciences politiques : 1SP1, 1SP2 1SP70