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DÉCHELETTE, Joseph
Mis à jour le 26 mars 2010
(8 janvier 1862, Roanne – 4 octobre 1914, Vingré)
Auteur(s) de la notice :
LEWUILLON Serge
Profession ou activité principale
Industriel du textile
Carrière
1880 : membre de la Société éduenne
1892 : conservateur du musée de Roanne ; membre du conseil d’administration de La Diana
1893 : Société des antiquaires de France
1902 : correspondant du ministère de l’Instruction publique et des Beaux-Arts
1904 : correspondant du Comité des travaux historiques et scientifiques
1905 : première médaille au concours des antiquités de l’Académie des inscriptions et belles-lettres pour Les Vases céramiques ornés de la Gaule romaine : narbonnaise, aquitaine et lyonnaise…
28 mai 1909 : correspondant de la Commission des monuments préhistoriques
1911 : docteur honoris causa de l’université de Fribourg-en-Brisgau
1911 : membre correspondant de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
1912 : chevalier de la Légion d’honneur
1915 : prix Lambert de l’Académie française
1917 : prix Logerot de la Société de géographie (à titre posthume)
Étude critique
Fragile notoriété
La disparition de Joseph Déchelette sur le front de l’Aisne en septembre 1914 suscita sur le moment un sincère sentiment d’abandon dans la communauté archéologique internationale. Mais les paroles d’affliction en provenance d’Allemagne, de Suisse ou d’Europe centrale comportaient de telles nuances qu’avec le temps, elles semblaient devoir tempérer la force de l’hommage. C’était encore plus vrai en France. Certes, le savant disparu laissait derrière lui un livre magistral, qui se dresse encore aujourd’hui tel un monument à la gloire de la protohistoire. Mais comme d’autres monuments, celui-là n’est plus visité qu’en de rares circonstances. Il y a plus d’une raison à cette réticence : sous l’effet d’une perspective trompeuse qui confond la fin de l’homme et l’achèvement de son projet, on se persuade volontiers que le Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine tient tout entier dans cet état des lieux de l’archéologie européenne, alors que son auteur y voyait l’assise d’un édifice bien plus ambitieux. Et le malentendu de s’aggraver : voici un livre, un manuel de portée considérable, certes, mais un auteur dont on se plaît à souligner la réserve provinciale. Ce bourgeois de Roanne était-il taillé pour une telle entreprise ? Quelle est la commune mesure entre le portrait officiel de Déchelette en notable satisfait, le savant visionnaire qui rallia les archéologues européens à la cause commune de la civilisation celtique et l’industriel avisé doué pour les antiquités ?
Dans le fond, l’homme ne correspondait que superficiellement à ce portrait chinois, mais c’est ainsi qu’il consentait à paraître. Dépourvu de diplômes scientifiques et de titres officiels, installé dans une situation de rentier (tel qu’il se définissait lui-même), il pratiquait l’archéologie comme un bourgeois éclairé, auquel l’aisance offrait un luxe d’Ancien Régime. Ce n’était plus l’antiquaire de la Restauration, mais c’était encore l’historien du Second Empire. Certains de ses contemporains ne se sont d’ailleurs pas privés de laisser entendre que ce savant amateur n’était, somme toute, que l’émanation d’une « sociabilité érudite » provinciale déjà passée de mode en cette fin de siècle, tant il leur semblait incongru qu’on prétendît, du fond de la Loire, régenter l’archéologie européenne. Déchelette supportait aussi la critique sociale, comme s’il devait expier par là ses lacunes académiques. À lire certaines critiques faciles, on finirait par douter de la réalité de son influence sur les milieux scientifiques de son temps. Ce malentendu eut bien un prix : s’il n’est pas douteux que l’archéologue qu’il est devenu a représenté une sorte d’autorité de régulation de sa discipline, cela n’a jamais débouché sur quelque position officielle. Finalement, Déchelette est resté très discret sur sa personnalité, abandonnant à ses papiers intimes la trace de ses failles, de ses doutes et de ses regrets. Loin des portraits officiels, ce sont encore ses clichés privés qui évoquent le mieux les deux faces du personnage : les certitudes du hobereau et de l’industriel, bien utiles au savant qui veut en imposer, et la bonhomie nostalgique de celui qui mesure qu’au fond, la part authentique de l’être réside dans son propre inachèvement.
L’archiviste contrarié
Né en un temps où tout convergeait vers Napoléon III, inventeur à sa façon de l’archéologie, Déchelette devait-il être le premier archéologue ? Mais qu’était-ce alors qu’un archéologue professionnel et comment le serait-on devenu ? Il n’y avait ni méthode, ni diplôme, ni voie… impériale qui conduisît à l’archéologie : à chacun de tracer son chemin. En cherchant le sien, Déchelette eut l’immense mérite de se forger une méthode et même d’inventer la protohistoire.
Pourtant, ce fils de famille avait d’abord songé à l’École des chartes, avant d’être contraint d’y renoncer pour se consacrer à l’entreprise familiale de tissage, car dans son milieu, entre une maison de tissus et un rêve de papiers, la question du choix ne se posait pas. Dans sa nostalgie de chartiste contrarié, Déchelette eut la chance de rencontrer deux ou trois modèles qui le confirmèrent dans sa vocation de chercheur. Parmi ceux-ci, un oncle, l’emblématique Jacques Gabriel Bulliot, inventeur de Bibracte au Mont-Beuvray, connu et reconnu jusqu’à la cour impériale pour ses compétences archéologiques. Dans le cas de Déchelette, on aurait tort de ne voir dans son enracinement provincial qu’une métaphore de l’enfermement. C’est en effet dans l’épaisseur de la société forézienne, au contact de quelques érudits solides et pittoresques, qu’il puisa sa sensibilité au patrimoine et à l’histoire, développant les réflexes propres à sa science et la connaissance intime des archives. Autour du groupe de La Diana, Déchelette affirma sa prédilection pour le Moyen Âge, en se jetant à corps perdu dans l’architecture religieuse. Ce choix le conduisit à se forger un vocabulaire de l’art gothique dont il n’avait trouvé le détail ni chez Arcisse de Caumont, ni chez Eugène Viollet-le-Duc, mais qui contribua à développer chez lui une tournure d’esprit qui conciliait l’histoire de l’art et l’archéologie : à l’épreuve des monuments, qu’il sauvait de la ruine et de l’oubli, Déchelette proclamait la nécessité de dégager le dynamisme des formes artistiques, pressentant derrière celles-ci la force des filiations et des transitions. Dans son premier mémoire, les Peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance en Forez, il évoque les règles d’une méthode qui fera la fortune de son Manuel : « Les fiches que j’ai réunies étant assez nombreuses – environ trois cents –, l’idée m’est venue de dresser une bibliographie analytique et raisonnée de tous les travaux parus sur les peintures murales de France. Je trouve utile et intéressant de relier de temps en temps par un lien bibliographique les travaux des provinciaux entre eux sans oublier les Parisiens… » Il suffirait de remplacer « provinciaux » par « nationaux » et « Parisiens » par « étrangers » pour franchir la dernière étape du projet secret de Déchelette. Par ailleurs, c’est bien en rédigeant les notices de l’Inventaire des richesses d’art de la France et dans les premiers classements qui s’ensuivirent que Déchelette fit l’expérience de la typologie. C’est enfin dans le classement de plusieurs bibliothèques et fonds d’archives régionaux recueillis avec un certain opportunisme qu’il apprit le poids des bibliographies. Si l’archéologie européenne était encore loin dans les faits, dans l’esprit, elle s’annonçait clairement.
L’intuition culturelle
C’est au musée de Roanne que Déchelette doit le seul titre qu’il pût revendiquer, celui de conservateur adjoint pour l’archéologie. Ayant entrepris de ranger le plus scientifiquement possible ce cabinet vieillot et désordonné, il y fit la découverte d’une série de vases peints parfaitement anonymes, dont l’étude, qui fondait au passage la méthode d’analyse céramologique, serait lourde de conséquence pour l’évolution scientifique du conservateur. Fort opportunément, la publication de ce matériel attira sur lui l’attention de Salomon Reinach, directeur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye. Il était temps, car le bagage régional de Déchelette faisait obstacle à son ambition. Jusqu’alors, il ne s’était guère préoccupé des grandes questions qui agitaient les milieux académiques de son temps. Plus curieux encore : malgré sa collaboration avec Bulliot au Mont-Beuvray, sa conception du terrain était demeurée plus logistique que réellement archéologique. À partir de 1897, il y apporta un peu de méthode et de modernité. Son sens de la communication fit merveille au moins jusqu’au Congrès d’archéologie préhistorique d’Autun en 1907, où il définit de façon synthétique sa conception des oppida. Toutefois, l’essentiel était que le site de Bibracte, attesté à la fois dans les textes de César et sur le terrain archéologique, offrît à l’archéologue un sujet de large envergure. Sa culture, sa perspicacité et sa ténacité feraient le reste. De passage à Berlin en 1899, il y remarqua un fragment de céramique peinte comme il en avait vu au Mont-Beuvray. On l’adressa au Musée national de Prague, où il en découvrit des vitrines entières provenant de l’oppidum bohémien de Stradonice. Il y avait là non seulement des céramiques, mais également du matériel de métal, d’émail et de verre en tout point comparable à celui de Bibracte. Enfin, la même parenté s’observait entre les faciès monétaires de Bourgogne et de Bohême.
Interprétant ces similitudes comme le résultat d’échanges établis depuis le premier âge du fer, Déchelette posait les jalons d’une théorie historique promise à un bel avenir : selon lui, les deux oppida devaient être considérés comme les témoins d’une ancienne unité culturelle, assimilable à une civilisation européenne primitive : celle des Celtes historiques ou, en termes archéologiques, la culture de La Tène. Cette thèse revêtait une grande importance pour l’archéologie européenne, car elle offrait un début de réponse à la question de l’identité des peuples protohistoriques. La méthode de Déchelette pour la caractériser fut remarquable : renonçant au paradigme dominant de l’ethnogénie nationaliste, il chercha à s’appuyer sur des éléments strictement chronologiques, en dépit des positions disparates de l’archéologie européenne en la matière. Cette interprétation tient lieu de fil conducteur aux volumes du Manuel consacrés à la protohistoire. Et bien que l’idée d’une préfiguration celtique de la civilisation européenne fût audacieuse, sinon contestable, elle s’installa durablement dans l’historiographie européenne. La célèbre exposition vénitienne sur les Celtes, organisées à un moment crucial de la construction européenne, en fit encore la démonstration en 1991. L’oppidum de Stradonice (République tchèque) fit sur Déchelette l’effet d’une révélation. Dès ce moment, il mit à profit ses voyages pour perfectionner sa connaissance des sites archéologiques, délaissant le Moyen Âge pour cette période cruciale du premier millénaire avant notre ère, au cours de laquelle s’étaient nouées de si fortes relations au cœur de l’Europe. S’étant déchargé du fardeau de l’entreprise familiale, il s’ouvrit graduellement à la conscience d’un espace antique qui lui paraissait contenir la réponse à la question de Stradonice. Par expérience professionnelle, il avait acquis la conviction que la culture marche toujours sur les traces de l’économie et ne se maintient qu’au prix des échanges : par conséquent, il s’attachait à la nature des relations entre les hommes plutôt qu’à leur identité.
Déchelette mûrit peu à peu une stratégie discrète qui devait le placer au centre du cercle des protohistoriens. Il rapportait tout dans ses carnets de voyage, accumulant et classant des monceaux de notes. « Il recherchait et aimait particulièrement tout ce qui était statistique et information, pratiquant ainsi instinctivement ou par imitation des méthodes scientifiques, les procédés d’investigations intérieures ou extérieures que les maîtres de la science des affaires enseignent aujourd’hui. » D’observateur, il devint ainsi presque naturellement l’ordonnateur d’un ensemble de connaissances éparpillées qui ne demandaient, pour faire sens, que d’être structurées. Par l’édition du Manuel, où toute cette expérience est consignée, il parvint à s’affirmer dans le monde savant. Le souhait de Salomon Reinach était que le Manuel fît d’abord le point sur la préhistoire, car depuis près d’un demi-siècle, cette discipline exerçait une influence prépondérante sur les débats philosophiques et méthodologiques. Déchelette retint le principe d’une présentation systématique des matériels et de la bibliographie, avec une touche de comparatisme, mais en laissant de côté les « sciences auxiliaires » de l’archéologie, ainsi que les débats de l’anthropologie physique au sujet de l’origine des races. De lacune en renoncement et de prudence en réserve, il finit par ne retenir de la préhistoire que la périodisation du paléolithique supérieur et les considérations sur l’art – pour l’art. Cette doctrine par défaut lui permit cependant de renouer avec une démarche classique, d’interroger la spiritualité de l’homme ancien et, concédant d’une main à la modernité ce qu’il lui retirait de l’autre, de brosser enfin un tableau du passé primordial où les hommes préhistoriques n’apparaissaient plus comme des primitifs, mais comme notre propre ébauche. Quant à la période néolithique, elle lui posait encore plus de problèmes, en raison du désordre bibliographique et chronologique qui y régnait. Déchelette se contenta donc de classer méthodiquement le matériel. Cette méthode, qui était en passe de devenir sa signature, donna surtout des résultats dans l’étude des mégalithes (plus de onze mille en tout !), ainsi que dans celle des céramiques. À ce moment, la périodisation de toute préhistoire se trouvait à portée de sa main, mais Déchelette ne trouvait pas le bon critère, hésitant à trancher entre deux principes majeurs de la préhistoire : la conception fonctionnelle et la conception culturelle. Se tenant à l’écart des questionnements en vogue sur les « races » préhistoriques, il élabora finalement sa propre théorie de l’évolution des sociétés, préférant y voir l’effet de l’évolution culturelle de groupes humains déjà constitués plutôt que celui de leurs migrations. Paradoxalement, ce choix de la « nature » (l’identité étant une donnée) contre la « culture » (la diffusion de la donnée originelle étant un processus) serait remis en cause par la lecture très culturelle de la protohistoire étalée dans les tomes suivants du Manuel.
La nécessité d’établir une chronologie de portée générale semble avoir conforté Déchelette dans sa méthode : la chronotypologie serait internationale ou ne serait pas. Cette exigence augmentait avec la diversification des cultures matérielles, conséquence de la multiplication des fouilles scientifiques. C’est ainsi que Déchelette prit conscience, non sans esprit critique, de la prééminence de l’approche taxonomique. Il recueillit le système d’Oscar Montelius pour la chronologie relative et ceux de Moritz Hoernes, Otto Tischler, Paul Reinecke, David Viollier, etc. pour la chronologie absolue, afin d’élaborer son propre tableau synoptique. Ce programme le conduisit à s’intéresser de plus près aux populations établies dans l’aire celtique, c’est-à-dire à poursuivre l’identification et la localisation des ethnies citées par les auteurs classiques, puis à reconnaître les relations de parenté qu’elles entretenaient entre elles. À la lecture des deux tomes consacrés à l’âge du fer, on est frappé de l’amplification de la problématique mise en œuvre, comme si l’auteur, butant pour la première fois sur une civilisation moderne et authentique, prenait soudain conscience de la profondeur de l’histoire. Nul doute qu’en cette occasion, le Manuel se soit hissé au plus haut degré de l’analyse, ainsi que le prônait Reinach : n’avait-il pas recommandé Déchelette à Henri Berr pour sa Revue de synthèse ? Mais pour les archéologues, il y a là comme l’annonce d’un défaut, car dès ce moment, l’influence des historiens devint manifeste : le tome de l’âge de Hallstatt s’ouvre sur une étude érudite de la tradition historique des textes anciens, auxquels le spécialiste des objets et de la chronologie ne renonce pas à accorder une primauté de principe. Cette évolution historiographique fut confortée par le fait que, chemin faisant, Déchelette avait accumulé les preuves de l’« hypothèse de Stradonice » : l’existence d’une communauté culturelle protohistorique rayonnant à partir de l’Europe moyenne. Celle-ci est résumée par une planche très forte du Manuel, qui compare plusieurs groupes d’objets provenant des hauts lieux de l’histoire celtique (Bibracte, Stradonice, Manching et Velem-Szentvid), comme une préfiguration de la « civilisation des oppida ». Un tel élargissement ethnologique, géographique et chronologique exigeait que la méthode évoluât encore : l’enquête protohistorique de Déchelette prit l’allure d’une entreprise collective, fondée sur un réseau international de correspondants. À travers la collecte des données, Déchelette proposait à ses interlocuteurs un contexte chronologique et culturel qui offrait un sens nouveau à leurs propres découvertes. De cette compilation raisonnée de l’archéologie européenne, Déchelette tirait en retour de quoi affiner ses propres chronologies. Cette vision élargie avait fait défaut jusqu’alors à la science française, la déforçant vis-à-vis des travaux germaniques : Déchelette y portait remède.
À l’histoire pour toujours
À la vérité, bien que souvent cité, le Manuel n’a jamais été reçu comme un grand livre d’histoire. Comme si, dans ce genre désormais passé de mode, les références et les séries typologiques étaient encore recevables, par la révérence que l’on doit à une œuvre pionnière, tandis que les développements théoriques ne mériteraient que l’oubli au nom du dépassement des connaissances et du discrédit de la philosophie de l’histoire. Pourtant, il est notoire qu’avant Déchelette, la protohistoire française n’était ni structurée, ni même reconnue en tant que telle ; si elle finit par l’être – encore que cela mît plusieurs décennies, c’est en grande partie grâce à lui, ainsi qu’aux archéologues qu’il prit toujours soin de mettre en avant. L’explication de ce succès dépasse cependant l’archéologie proprement dite. À bien examiner ses textes et sa correspondance, tout indique que Déchelette était en communion intellectuelle avec les tenants de l’histoire nouvelle. Cette mouvance intellectuelle comptait des partisans résolus à Saint-Germain-en-Laye, où Henri Hubert assurait promotion de la sociologie durkheimienne. L’archéologie était alors en passe de devenir la pierre de touche du comparatisme et Déchelette était là-dessus en pleine connivence avec Hubert. Malheureusement, l’école de Saint-Germain fit long feu : la Grande Guerre, la mort de Déchelette, puis celle de Durkheim en 1917 et enfin la disparition d’Hubert en 1927 éteignirent les velléités de rénovation des antiquités nationales, tandis que les disciplines historiques se ralliaient à l’Ecole des Annales. Bientôt, la notion de culture comme trait de civilisation fut rangée au rayon des idéologies et les recherches d’ethnogenèse furent abandonnées. Tout ce qui chez Déchelette avait accompagné ce grand mouvement s’évanouit.
Le mérite principal de Déchelette est d’avoir conçu l’archéologie unifiée méthodologiquement comme une science qui ne fût plus une heuristique subalterne de l’histoire, mais une autre façon d’écrire celle-ci. En revanche, à l’aune de la pratique moderne, le bilan du « terrain » est plus mitigé. Du point de vue du conservateur de Roanne, les données de terrain devaient servir surtout à conforter les chronologies et les typologies de l’aire celtique. Il joignait à cette revendication une conception de l’archéologie comparée issue de ses premiers travaux d’histoire de l’art, où l’interprétation évolutionniste des objets était posée comme l’outil principal de l’analyse stylistique. Cette doctrine, rodée dans le volume de Hallstatt, s’épanouit dans celui de La Tène, formé d’un catalogue d’objets encore plus considérable que le précédent, qui sert à mettre en perspective les milieux et les modes de vie des populations celtiques : c’est le lieu d’une ethnographie comparée qui ne dit pas son nom, mais où perce l’influence d’Hubert. Tous les systèmes chronologiques qui sont en usage aujourd’hui dans les études protohistoriques sont fondés, à quelques nuances près, sur cette doctrine qui, bien que perfectionnée par l’informatique, n’a jamais été fondamentalement renouvelée. L’intuition de Déchelette lui fit pressentir ce système à une époque où prévalait encore l’empirisme, le conduisant surtout à l’élever de l’échelle locale à celle d’un continent. Cependant, la diversification des fouilles entraînait celle des systèmes, surtout dans les pays germaniques. Les perspectives chronotypologiques ne rencontrant que peu de succès en France, la méthode de Déchelette finit par se perdre dans les sables d’une archéologie conformiste revenue aux affaires entre les deux guerres.
Le volet protohistorique est le dernier de la main de Déchelette, mais les grandes lignes du tome gallo-romain en sont connues. Avec plus de soin et d’acharnement encore que pour les parties précédentes, Déchelette avait recueilli dans les moindres recoins de la France des informations de première main : il disposait ainsi de la Gaule romanisée en 10 000 fiches, auxquelles s’ajoutaient les mille huit cents monuments cités par le Guide Joanne. Au-delà des chiffres, ce programme révèle une modification épistémologique décisive par rapport aux tomes précédents : on y perçoit clairement le désir de faire de l’étude générale de l’art un critère de civilisation, c’est-à-dire de définir une fois pour toutes l’identité culturelle des peuples considérés. Vaste programme, qui n’a pas encore pu aboutir de nos jours. Aux yeux de Déchelette, il était de plus évident que l’archéologie devait dépasser l’étude analytique des mobiliers pour se tourner vers les archives du sol. C’est de la fouille que l’archéologue espérait le fin mot du peuplement gaulois. Il avait choisi pour cela le lieu emblématique qui lui avait suggéré naguère ses plus fécondes hypothèses. Délaissant la Loire pour la première fois de sa vie, le neveu de Bulliot entreprit de s’installer en tête à tête avec sa documentation dans une demeure isolée à proximité de Bibracte : un programme enfin résolument archéologique, mais qui ne verrait jamais le jour. Déchelette n’avait plus que trois mois à vivre.
À n’en pas douter, sa fin prématurée a privé l’archéologie nationale d’une refondation comparable à celle que Marc Bloch et Lucien Fèbvre devaient offrir quelques années plus tard aux études historiques. Pourtant, malgré l’ouverture immense qu’annonçait son œuvre, le bilan de Déchelette ne fait toujours pas l’unanimité. Peut-être faut-il en chercher la cause dans son ultime évolution intellectuelle. Se fâchant avec les préhistoriens, le maître de la protohistoire s’était rapproché de celui de l’historiographie gauloise, Camille Jullian. Or, ce dernier était aussi décrié par les archéologues français que par les savants étrangers, en raison de son obstination à méconnaître l’archéologie (disqualifiée au profit des textes), de ses futiles obsessions chronologiques (susceptibles de remettre en question l’existence de l’âge du bronze) et finalement de son incrédulité envers le concept même d’une « Europe de l’âge du fer ». Avec un tel patronage, Déchelette s’avouait-il dépassé par une archéologie qui se faisait ou se défaisait désormais sans lui ? Ou bien encore était-il un déçu de l’histoire ? Car après avoir si souvent invoqué le passé commun de l’Europe, profondément choqué par l’agressivité d’une Allemagne qu’il avait tant admirée, il avait fini par en oublier la Gaule pour renouer avec la France. Jusqu’à vouloir y laisser la vie…
Serge Lewuillon, chargé de cours à l’université de Picardie Jules Verne, chargé de mission muséographique à Bibracte
Principales publications
Ouvrages et catalogues d’expositions
- Brassart Éleuthère, Déchelette Joseph, dir. – Les Peintures murales du Moyen Âge et de la Renaissance en Forez. Montbrison : impr. de E. Brassart, 1900.
- Le Hradischt de Stradonic en Bohême et les Fouilles de Bibracte, étude d’archéologie comparée. Mâcon : impr. de Protat frères, 1901 [extrait du « Congrès archéologique de Mâcon », juin 1899].
- Les Fouilles du mont Beuvray de 1897 à 1901, compte rendu suivi de l’inventaire général des monnaies recueillies au Beuvray et du hradischt de Stradonic en Bohême, étude d’archéologie comparée. Paris : A. Picard et fils, 1904 [extrait des « Mémoires de la Société éduenne », nouv. série, t. XXII].
- Píc Joseph-Ladislav. – Le Hradischt de Stradonitz en Bohême. Trad. du tchèque par Joseph Déchelette. Leipzig : K. W. Hiersemann, 1906.
- Manuel d’archéologie préhistorique, celtique et gallo-romaine. Paris : A. Picard et fils, 1908, 2 t. en 6 vol. (dont 2 vol. d’appendices). Vol. 1 ; vol. 2.
- La Collection Millon, antiquités préhistoriques et gallo-romaines. Collab. de MM. l’abbé Parat, le Dr Brulard, Pierre Bouillerot et C. Drioton. Paris : P. Geuthner, 1913.
- Les Vases céramiques ornés de la Gaule romaine : narbonnaise, aquitaine et lyonnaise. Le Blanc-Mesnil, 1979 (« Sites », hors-série) [fac-sim. de l’éd. de Paris : A. Picard, 1904].
Articles
- « L’Archéologie celtique en Europe ». Revue de synthèse historique, 1901, n° 7, p. 1-29.
Bibliographie critique sélective
- Binétruy Marie-Suzanne. – De l’art roman à la Préhistoire, des sociétés locales à l’Institut, itinéraire de Joseph Déchelette. Lyon : Lugd, 1994.
- Déchelette François, éd. – Livre d’or de Joseph Déchelette, centenaire 1862-1962. Roanne : impr. Sully, 1962.
Sources identifiées
Les archives de Joseph Déchelette sont déposées à la bibliothèque du musée Joseph Déchelette à Roanne (42).
Archives personnelles
- Une dizaine de cartons de papiers en vrac
Archives scientifiques
- Documentation scientifique préparatoire au Manuel et à quelques autres publications (parfois reprises dans le Manuel) : 16 cartons. L’intérêt en est variable à faible.
- Archives des fouilles du Crêt Châtelard : 7 cartons
- Archives des fouilles du Beuvray : 5 cartons
Correspondance et papiers personnels
- Lettres à Joseph Déchelette : 42 volumes reliés et 5 à 6 volumes de vrac (incertitude due au caractère disparate du contenu), le tout formant un volume d’environ 5 000 lettres
- Lettres de Joseph Déchelette : ce sont des billets pratiques insignifiants du point de vue scientifique et qui n’éclairent que rarement la personnalité de leur auteur
- Carnets de notes (de voyages) : environ 80 (la numérotation est imprécise et parfois erronée, certains carnets n’étant que des brouillons sans cohérence)
Documentation iconographique
- Tirages non triés et mêlés ou archives personnelles
- Photographies de thèmes archéologiques sur supports divers :
- Une trentaine de boîtes comptant des films celluloïd, ainsi que 300 à 400 plaques de verre (à compléter par des plaques actuellement non rangées)
- 18 albums de photographies (essentiellement de voyages archéologiques)
- Cartes postales (collection personnelle de Joseph Déchelette, exclusivement sur des monuments et quelques sites de fouilles)