Auteur(s) de la notice : GUEDRON Martial

Profession ou activité principale

Peintre

Autres activités
Homme politique, polygraphe et théoricien de l’art

Carrière
7 novembre 1816 : admis à la section de peinture et de sculpture de l’École royale des beaux-arts
1831 : refuse la croix de la Légion d’honneur ; devient membre associé à l’Athénée des arts, l’ancien lycée des Arts fondé en 1792
1847 : élu membre du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine
1848 : élu maire du XIIe arrondissement, admis au Comité central des artistes présidé par le peintre Claude Thévenin, avec David d’Angers pour président honoraire

Étude critique

Les choses ont bien changé depuis qu’Ernest Chesneau, dans son ouvrage paru en 1862, La Peinture française au XIXe siècle, considérait que Jean-Baptiste Delestre était le meilleur biographe d’Antoine-Jean Gros. Le 26 juin 1835, le cadavre du peintre de la Bataille d’Eylau était retiré de la Seine, près de Meudon. Le lendemain, Delestre, profondément affecté par le drame, exécutait un moulage en plâtre du visage de celui qui avait été son maître et son ami proche. Dans le même temps, il annonçait, dans le Moniteur universel, le Journal des débats et la Gazette de France, que la mort était due à une attaque d’apoplexie. Deux jours plus tard, lors de son discours prononcé sur la tombe du cher disparu, il faisait néanmoins allusion aux chagrins qui n’avaient pas permis à son maître de goûter en paix sa gloire : « Pourquoi faut-il que les dernières années du grand peintre aient été troublées par une critique d’autant plus déplacée, que les fauteurs de ces mesquines diatribes pouvaient savoir que ce n’était pas l’œuvre, mais l’homme que leur injustice atteignait cruellement […]. Ô mon Maître ! Si du moins tu pouvais contempler cette foule pressée autour de ton cercueil, ton cœur sensible y trouverait une juste, mais trop tardive, compensation de ces longs tourments, dont ton âme ardente et généreuse a si fortement ressenti l’amertume. »

Parue en 1845, sa biographie de Gros susciterait la polémique, notamment à partir du moment où Justin Tripier Le Franc, neveu d’Élisabeth Vigée-Lebrun, s’appliquerait à en rectifier certains points essentiels en travaillant à partir de pièces d’archives. Sur l’ouvrage de son prédécesseur, son jugement était sans appel : « M. Jean-Baptiste Delestre n’a donné, pour ainsi dire, qu’une appréciation savante et largement traitée de l’artiste et de son œuvre, bien qu’il eût en sa possession des documents intéressants, des notes importantes, cinquante lettres écrites d’Italie par Gros à sa mère ; des correspondances d’élèves ou d’amis, instructives à plus d’un titre et qui pouvaient tous augmenter l’attrait qu’offre encore la biographie. M. Delestre s’est à peine servi de tous ces papiers, paraissant négliger volontairement de parler ou de s’étendre sur ces faits […]. » À l’instigation d’Augustine Gros, veuve de l’artiste, Delestre avait ignoré certains documents importants, dissimulant, là encore, la cause véritable de la mort du peintre. Il fut d’ailleurs secondé en cela par l’avoué Eugène Guyot-Sionnest, exécuteur testamentaire du défunt, qui affirma qu’une suffocation était à l’origine de la mort. De là à jeter la suspicion sur l’ensemble de cette monographie, en la réduisant à une suite de mensonges, c’est se priver du témoignage d’un élève et d’un proche qui fournit des précisions de première main sur la technique de son maître et des renseignements importants sur la genèse de ses peintures, notamment sur celles qu’il exécuta pour la coupole du Panthéon, alors église Sainte-Geneviève. Ajoutons du reste que le coupable a révisé son propos sur la fin de Gros dans la réédition de sa monographie parue en 1867. Mais surtout, réduire son activité de critique et d’historien d’art à cette seule publication serait bien mal comprendre ce qui fait l’intérêt de ses écrits. Qu’on lise attentivement, toutefois, à la fin de l’ouvrage incriminé, le portrait de Gros et la description quasi clinique de son front ample, de son regard spirituel et interrogateur, de son nez à l’arcade saillante, de la conformation de son globe oculaire, de la forme de sa bouche, de ses joues et de son menton : toute une tradition biographique qui relie le style de l’artiste à son tempérament et son tempérament à son apparence physique trouve là une de ses illustrations les plus éloquentes.

Né à Lyon, le 10 février 1800, Jean-Baptiste Delestre semble s’être rapidement destiné à une carrière de peintre. Inscrit à l’École des beaux-arts de Paris, il est admis dans l’atelier de Gros le 7 novembre 1816. Il s’essaie ensuite à la peinture, à la gravure, à la sculpture et même à la caricature politique. À partir de 1838, il expose régulièrement au Salon de Paris, où il envoie des paysages, des portraits et des compositions sur des sujets religieux. Cette participation aux expositions officielles s’interrompt brusquement en 1847, année où il est élu membre du conseil municipal de Paris et du conseil général de la Seine. Il prend ensuite une part très active à la Révolution de 1848 et devient maire du XIIe arrondissement. Le coup d’État du 2 décembre 1851 le rend à la vie privée : il démissionne alors de toutes ses fonctions publiques pour se consacrer pleinement à ce qui le passionne depuis longtemps, la physiognomonie, dont il entend faire une véritable science. Or c’est en tenant compte de cette visée sémiotique et de ce qu’elle implique dans ses rapports aux représentations du corps humain qu’il faut situer les écrits de Delestre ayant trait aux arts figurés.

Dès 1829, il publiait une plaquette intitulée Tableau synoptique d’un cours de philosophie de la peinture. On y trouve l’ébauche de la théorie qu’il développera quatre ans plus tard dans Études des passions appliquées aux beaux-arts. Son but était de proposer un plan pour décrire comment le caractère, les passions et les qualités de l’homme moral affectent les formes et les couleurs de l’homme physique, que ce soit à l’état d’action ou à l’état de repos, tout en tenant compte des variations dues au sexe, au climat, au degré de civilisation, au régime politique ou au niveau social. On rappellera que, pour nombre d’artistes de la période, la légitimité d’une application des principes de la physiognomonie et de la mimique aux beaux-arts ne faisait aucun doute : le peintre et le sculpteur qui cherchaient à représenter un individu ayant un caractère et des états d’âme spécifiques devaient nécessairement lui donner, afin d’être compris du spectateur, la physionomie censée y correspondre. En 1831, il refusait la croix de la Légion d’honneur et devenait membre associé à l’Athénée des arts, l’ancien lycée des Arts fondé en 1792. Cet établissement d’enseignement supérieur privé s’inspirait du programme de l’Athénée de Paris, anciennement lycée de Paris, créé en 1781, où, jusqu’en 1849, on pouvait suivre des conférences sur la physiognomonie et la phrénologie prononcées par les plus grands spécialistes de l’époque. Comme l’indique un billet d’entrée, Delestre traitait de ces questions les mercredis, à dix-neuf heures trente, dans une des salles situées au 37 de la rue de Seine-Saint-Germain, abordant l’art de juger le caractère des hommes par les traits du visage, un thème au cœur de ses publications les plus célèbres, à commencer par Étude des passions appliquées aux beaux-arts.

Cet ouvrage parut à une période où de nombreux travaux tentaient de dresser une signalétique des passions qui permettrait de renouveler les recherches de Charles Le Brun. Il connut d’ailleurs un certain succès dont témoignent les rééditions successives en 1845, 1853 et 1870. Directement déduit de la première partie du programme annoncé dès 1829 dans Tableau synoptique, il était fondé sur le postulat suivant lequel chacun des mouvements de l’âme se reproduit et se révèle par un signe corporel, excentrique ou concentrique, qu’il appartient à l’artiste de transcrire graphiquement. Depuis la fin du XVIIIe siècle, en effet, les artistes, les anatomistes et les physiologistes s’étaient relayés pour tenter de donner une nouvelle base à la codification de l’expression des émotions, mais aucun d’entre eux n’était parvenu à fonder ses démonstrations sur des images convaincantes. Delestre rapporte qu’afin de mieux comprendre le mouvement et le dynamisme des signes expressifs, il n’avait pas hésité à les observer sur le vif dans les situations les plus extrêmes. Ainsi, il prétend avoir assisté à l’amputation du bras d’un vieux soldat de la Grande Armée, ce qui lui permit de voir combien la force morale peut affermir le corps et lui communiquer de l’énergie. Reste que son ouvrage n’offre aucune illustration, alors qu’il faisait pourtant usage de dessins, de gravures et de moulages d’atelier lors des leçons qu’il dispensait.

Sa vocation pédagogique allait se confirmer l’année suivante, lorsqu’il assura, toujours dans les mêmes locaux, un cours d’anatomie appliquée aux beaux-arts destiné spécialement « aux dames », pour un prix d’entrée de 15 francs. Une plaquette présentant le programme de ce cours nous apprend qu’il abordait cette science comme un moyen de montrer l’homme vivant en insistant principalement sur les détails anatomiques de l’expression de la face et des membres supérieurs dont la connaissance lui paraissait très importante pour les personnes désireuses de se livrer au genre si répandu du portrait.

En mars, 1848, Delestre se portait candidat dans le département de la Seine aux élections à l’Assemblée constituante, placardant sa profession de foi sur les murs de la capitale. Le 4 juin de la même année, il était candidat aux élections partielles et devenait maire du XIIe arrondissement. Le 8 août, il était admis au Comité central des artistes, présidé par le peintre Claude Thévenin, avec David d’Angers pour président honoraire. Après deux mois, le Journal des beaux-arts, périodique émanant de cette association, rendait compte avec enthousiasme de l’action menée par Delestre pour leur procurer un local d’exposition et obtenir un crédit de 25 000 à 30 000 francs destinés à financer le travail d’artistes dans le besoin. Une dizaine d’années plus tard, tout en travaillant à son livre sur la physiognomonie, il apportait sa contribution aux nombreux manuels de photographie que l’on publiait afin de fournir aux lecteurs une description exacte de ce nouveau procédé. Déjà, il imaginait quels enseignements on pourrait tirer d’albums reproduisant des séries de portraits photographiques des grands de ce monde : « Quelle curieuse biographie iconographique on se procurerait avec des collections nominales de ce genre ! Quel pilori pour certains modèles ! », écrirait-il dans son ouvrage le plus célèbre, De la physiognomonie.

C’est bien dans ce livre, en effet, que devaient converger les principaux champs d’activité dans lesquels il s’était investi tout au long de sa vie. Si l’on peut le définir comme son testament-théorique, c’est parce qu’on y retrouve nombre d’idées abordées dans ses travaux précédents. Cela dit, le propos s’y est enrichi et se fonde sur un corpus de cinq cent trente-neuf illustrations qu’il a lui-même dessinées et gravées pour les besoins de l’édition. Son objectif, clame-t-il, est d’étudier l’homme, de mieux le comprendre et de tracer un alphabet physiognomonique, afin d’apprendre à lire couramment sur la surface du corps humain, spécialement sur le visage. C’est pourquoi, du point de vue de l’histoire de l’art strico sensu, la partie la plus intéressante de l’ouvrage se trouve dans le chapitre qu’il dédie à la caricature, et plus particulièrement à Dantan. Il signera d’ailleurs, deux ans plus tard, une notice consacrée à cet artiste pour le Dictionnaire de la conversation et de la lecture de William Duckett. On y apprend que la caricature, dont il situe les origines avec les dessins de Léonard de Vinci et d’Annibal Carrache, est une sorte de contrepoint aux études que ces maîtres consacraient à la « belle nature », un argument souvent repris par la suite par les historiens spécialistes de ces questions. Mais surtout, ses analyses nous confirment dans l’idée que, chez lui, le physiognomoniste et l’historien de l’art se rejoignent, sans oublier, bien entendu, l’homme politique : c’est, dit-il, grâce aux connaissances de Dantan en matière de phrénologie que chacune de ses figures offre « une page incisive de l’histoire du présent » et qu’elles livrent aux railleries du public des personnages haut placés sur l’échelle sociale. On regrettera que Delestre n’ait pas davantage écrit sur Honoré Daumier, qu’il ne fait que mentionner dans sa Physiognomonie.

Martial Guédron, professeur d’histoire de l’art à l’université de Strasbourg

Principales publications

Ouvrages et catalogues d’expositions

  • Études progressives des têtes du Cénacle peint à Milan par Léonard de Vinci dessinées d’après des calques faits sur le tableau original et lithographiées. Paris : chez l’auteur, 1827.
  • Iconographie pathologique, ou Collection de faits rares et intéressans […] communiqués ainsi que leurs observations succinctes. Collab. d’Étienne Moulin. Paris : Compère jeune, 1829.
  • Tableau synoptique d’un cours de philosophie de la peinture, [s. e.], 1829.
  • Études des passions appliquées aux beaux-arts. Paris : Joubert, 1833 ; 2e éd. : Joubert, 1845 ; 3e éd. : N. Tresse, 1853 ; 4e éd. : Vve J. Renouard, s. d. [1870].
  • Gros et ses Ouvrages, ou Mémoires historiques sur la vie et les travaux de ce célèbre artiste. Paris : Jules Labitte, 1845 ; rééd. : Vve Jules Renouard, 1857.
  • Annuaire de la photographie, résumé des procédés les meilleurs pour la plaque métallique, le papier sec et humide, la glace albuminée ou collodionnée, avec l’indication des instruments nouveaux et la nomenclature des traités spéciaux sur chacune de ces différentes matières. [1857] 2e éd. Paris : Desloges, 1858.
  • De la physiognomonie. Paris : Vve Jules Renouard, 1866.
  • Cours d’anatomie appliquée aux beaux-arts par J.-B. Delestre. Paris : impr. Le Normant, rue de Seine, [s. d.].

Discours prononcés

  • Discours prononcé sur la tombe de Gros, par J.-B. Delestre,… le 29 juin 1853 [sic]. Paris : impr. de A. Pinard, 1835.
  • Discours prononcé sur la tombe de André Dutertre… professeur à l’École royale de dessin, par J.-B. Delestre, le 19 avril 1842. Paris : impr. de Terzuolo, 1842.
  • Discours prononcé sur la tombe de Claude-Victor Boni, par J.-B. Delestre, le 5 juillet 1842. Paris : impr. de Terzuolo, 1842.
  • Discours prononcé sur la tombe de M. François Rude, par J.-B. Delestre. Paris : impr. de G. Gratiot, 1855.

Articles

  • « Dantan ». In William Duckett, Dictionnaire de la conversation et de la lecture vol. 7. 2e éd. Paris : Didot, 1868, p. 163-165.

Bibliographie critique sélective

  • Garnier-Pagès Louis-Antoine. – Histoire de la Révolution de 1848. 2e éd. Paris : Pagnerre, 1866.
  • Tripier Le Franc Justin. – Histoire de la vie et de la mort du baron Gros, le grand peintre. Paris : J. Martin ; J. Baur, 1880.
  • Escholier Raymond. – Gros, ses amis et ses élèves. Paris : Floury, 1936.
  • Didon Albert. – Guide illustré de l’église Notre-Dame de Moret. Moret : impr. de L. Moulin, 1948, p. 9.
  • Gilmore Jeanne. – La République clandestine 18181848. Trad. de l’anglais par Jean-Baptiste Duroselle, collab. de France Cottin. Paris : Aubier, 1997.
  • Goergel Chantal. – 1848, la République et l’Art vivant. Collab. de Geneviève Lacambre, préf. de Maurice Agulhon. Paris : A. Fayard ; RMN, 1998.
  • Bajou Valérie et Lemeux-Fraitot Sidonie. – Inventaire après décès de Gros et de Girodet : documents inédits. Paris : chez l’auteur, 2002.
  • O’Brien David. – After the Revolution : Antoine-Jean Gros, painting and propaganda under Napoleon. University Park, PA : Pennsylvania State University Press, 2006.
  • Guédron Martial. – « Enquête sur Jean-Baptiste Delestre (1800-1871). L’artiste, le théoricien, l’homme politique ». Les Cahiers d’histoire de l’art, 2007, n° 5, p. 77-83.

Sources identifiées

Bordeaux, archives privées

  • Archives Daniel Delestre

Paris, Hôtel Drouot

  • Vente des vendredi 13 et samedi 14 octobre, Hôtel Drouot. Après décès de M. J.-B. Delestre, artiste-peintre. Paris, 1871, n° 36-45.

En complément : Voir la notice dans AGORHA