Auteur(s) de la notice :

BERTRAND Pascal-François

Profession ou activité principale

Industriel

Autres activités
Historien, amateur d’art

Sujets d’étude
Gravure, tapisserie

Carrière
1877 : licencié en droit
1882 : voyage d’études aux États-Unis concernant des questions pétrolières
1883 : reprise de l’entreprise familiale pétrolière Fenaille et Despeaux
22 mars 1919 : élu membre de l’Académie des beaux-arts, en remplacement de Jules Guiffrey
1925 : fondation du Bulletin de l’Académie des beaux-arts

Chevalier de la Légion d’honneur (1909, 1921) ; président-fondateur de la Société pour l’étude de la gravure française (1911) ; vice-président de la Société des amis du Louvre (1912) et de la Société des amis de la Bibliothèque Doucet ; membre du Conseil des musées nationaux (1920), et de l’Union centrale des arts décoratifs ; membre de la Société des amis de la Bibliothèque nationale, de la Société de l’Histoire de l’Art français, de la Société des amis de Versailles et de la Société des amis du musée Carnavalet.

Étude critique

S’il est un nom attaché à la manufacture de tapisseries des Gobelins, c’est bien celui de Fenaille, un riche industriel, mécène et philanthrope, qui, toute sa vie durant, a protégé, soutenu et promu les arts. En 1883, à la mort de son père Alphonse Fenaille, un des pionniers de l’industrie pétrolière en France, il a pris la direction de l’entreprise familiale Fenaille et Despeaux, en a assuré le développement et en a fait une des plus importantes industries françaises. Administrateur de l’entreprise pétrolière Steaua française (pétrole roumain), actionnaire de nombreuses firmes, notamment du groupe de presse Carbuccia (La Revue de France, Gringoire, les Éditions de France), il a constitué une importante fortune grâce à laquelle il a pu acquérir de nombreux biens et œuvres d’art ancien dont il a généreusement fait bénéficier l’État et les musées nationaux en effectuant plusieurs donations importantes. Il a également commandé des peintures et des sculptures à des artistes vivants et a vivement encouragé la recherche en histoire de l’art.

Fenaille a concentré ses propres travaux d’étude dans deux domaines, l’histoire de la tapisserie et celle de la gravure, agissant beaucoup dans le même temps pour encourager l’érudition dans ces deux directions. Amateur de tapisseries anciennes, Fenaille a possédé des tentures de Beauvais d’après Boucher (Amours des Dieux et Fragments d’Opéra), des scènes de chasses de la même manufacture d’après Van der Meulen, des verdures de Paris et de Flandres du XVIIe siècle, des tapisseries armoriées espagnoles et des tapisseries au petit point du XVIe siècle. Son intérêt pour la tapisserie a été des plus vifs à partir du moment où Jules Guiffrey a pris la direction des Gobelins (1893-1908). Il a alors fait des dons importants de tapis et de tapisseries à la grande manufacture parisienne. Sa grande œuvre personnelle, qui l’a occupé plus de vingt ans, est la somme qu’il a effectuée sur les productions des Gobelins, un ouvrage pionnier, regardé comme complet, toujours cité en référence.

Le « Fenaille » est un ouvrage luxueux, à caractère scientifique, publié par souscription. Tiré à 325 exemplaires, il est composé de cinq gros volumes in-folio, remarquablement illustrés avec des héliogravures en grand nombre, et d’un tome de tables. La partie sur le XVIIIe siècle, qui à l’origine devait tenir en un seul volume, a été dédoublée sans que Fenaille ne modifie pour autant le prix de la souscription. La première partie (t. III) a paru en 1904, la deuxième (t. IV), en 1907. Pour que l’ouvrage paraisse dans des délais raisonnables, Fenaille a confié la rédaction du tome V sur le XIXe siècle à Fernand Calmettes (1912) qui s’est très honorablement acquitté de cette tâche ingrate, tant la tapisserie de ce siècle était alors jugée décadente, car on pensait qu’elle découlait d’une méconnaissance des lois décoratives, de l’invasion de la science dans le domaine de l’art, dans l’usage des couleurs, et au fait que la tapisserie n’était plus considérée que comme de la reproduction de tableaux.

Comme le titre l’indique, il s’agit d’un « état général des tapisseries de la manufacture des Gobelins », c’est-à-dire un catalogue des tapisseries exécutées dans la grande manufacture parisienne entre 1600 et 1900. L’ouvrage est remarquable en premier lieu par la rigueur de présentation. Les productions des Gobelins sont classées par ordre chronologique de fabrication des tentures. Chacune d’elles est présentée selon un même type de plan. Des considérations générales sur les modèles et le tissage viennent en premier. Fenaille mentionne les dessins, les maquettes et les cartons, qui sont de véritables tableaux à l’huile, et leurs auteurs. Il insiste sur le mode de fabrication des modèles, qui implique la participation d’un grand nombre de peintres pour réaliser en double les cartons, les uns pour la haute-lisse, les autres pour la basse-lisse, en copiant les modèles originaux. Il donne des indications sur le lieu ou l’atelier dans lequel la tenture ou la tapisserie a été produite. Puis il livre une description de chacune des pièces de la tenture étudiée, des dessins des bordures, du champ de la tapisserie et des alentours. Enfin, il s’arrête sur l’état des différents tissages, mentionnant tout d’abord, suivant l’ancien usage pour les tapisseries de la Couronne, les riches suites à or, puis les suites sans or, en laine et soie, précisant le nombre de pièces de chaque édition, leurs dimensions, les dates de début et de fin de tissage, l’atelier qui les a produit et leur prix. Il ne manque pas de noter les mentions de tapisseries dans divers fonds d’archives (comptes de la Maison du Roi, inventaires…), catalogues de musées et de ventes. Le pragmatisme de Fenaille se ressent jusque dans le soin particulier apporté d’une part à la recherche de la localisation des tapisseries en 1900, un travail précieux qui nécessiterait une sérieuse mise à jour, et d’autre part au relevé des marques et monogrammes de tapissiers, une tâche qui mériterait d’être poursuivie, non seulement pour les tapisseries des Gobelins, mais pour l’ensemble de la production française. À la fin de chaque entrée, Fenaille donne un tableau récapitulatif de toutes les suites exécutées d’après un même modèle. Le plan rigoureux retenu pour chaque entrée a été adopté et appliqué comme une sorte de « grille d’analyse » normative par nombre d’auteurs de catalogues de tapisseries édités par les grands musées américains (Boston, Minneapolis, Metropolitan Museum of Art de New York, musées de San Francisco, J. Paul Getty Museum de Los Angeles…) et européens (Victoria and Albert Museum de Londres, château royal du Wawel, musée des Tissus et musée des Arts décoratifs de Lyon, Patrimoine artistique du Quirinal de Rome, musées florentins, Rijksmuseum d’Amsterdam…).

En second lieu, l’ouvrage de Fenaille est remarquable par l’ampleur de son propos, même si son auteur a tenu à préciser, dans son avertissement du tome II, le premier paru (1903), que son but n’est autre que « de faire connaître, classer et cataloguer toute la fabrication des tapisseries » de la manufacture. L’histoire des Gobelins a, selon lui, déjà été écrite par les Lacordaire, Darcel, Gerspach et Guiffrey, et la seule histoire qui y figure, en préface au premier tome (le dernier paru en 1923), a pour objet les ateliers parisiens et est un texte posthume de Jules Guiffrey. La modestie de Fenaille ne peut masquer la richesse de son discours. À lire son ouvrage, on connaît dans les moindres détails l’organisation et le fonctionnement des Gobelins. L’auteur donne au début de chaque tome un organigramme de la manufacture, dans lequel figurent les surintendants et directeurs des Bâtiments du Roi, les directeurs, surinspecteurs et inspecteurs des Gobelins, les entrepreneurs ou chefs d’ateliers et les peintres attachés à la manufacture. On peut en même temps suivre dans la transformation de la tapisserie l’évolution de la peinture de 1600 à 1900, la tapisserie étant un art de traduction et d’interprétation de la peinture (comme la gravure, la mosaïque, le vitrail et l’émaillerie).

Les apports de Fenaille à l’histoire de la manufacture des Gobelins sont multiples et variés. L’ensemble est solidement appuyé sur des documents d’archives, inédits ou peu connus pour la plupart, certains étant publiés en pièces justificatives, comme l’inventaire après décès du tapissier d’origine flamande installé à Paris au début du XVIIe siècle, François de la Planche. Cette démarche positiviste permet à l’auteur de préciser la datation de certaines tentures. Les célèbres Mois arabesques, dit aussi les Douze mois grotesques d’Audran, ont été tissés en 1709 pour la chambre du Grand Dauphin à Meudon, et non sous la Régence comme il était alors admis. Les modèles de la tenture de Don Quichotte ont été peints par Charles Coypel dans leur ensemble, dès 1614 (même si cette date est encore quelque peu discutée), et non par son père Antoine, au début du moins. Fenaille a également tiré de l’oubli les noms des peintres Louis Tessier et Maurice Jacques qui ont donné les modèles des alentours, ou des fonds au décor raffiné imitant le tissu, avec une profusion de guirlandes de fleurs, d’animaux, d’oiseaux et de trophées, des célèbres tentures du XVIIIe siècle. Il a encore révélé une partie peu connue de la production des Gobelins, destinée à une clientèle particulière, comme l’Histoire de Daphnis et Chloé et les Fêtes de villages de Jeaurat, les fameuses Tentures de Boucher tissées pour des lords anglais (comte de Jersey, comte de Coventry) et la série des Éléments de Boucher. Il a aussi retrouvé des tableaux qui ont servi de modèles à des tapisseries disparues, comme l’Orphée et Eurydice de la tenture des Arts de Restout (alors au musée des Beaux-Arts de Rennes et aujourd’hui au Louvre) ou encore le Lever et le Coucher du soleil de Boucher (Wallace Collection) tissés pour Madame de Pompadour. Enfin Fenaille a fait découvrir un genre peu connu de l’art de la tapisserie, celui du portrait, et a reproduit les portraits du roi et de la famille royale conservés à la chambre de commerce de Bordeaux. Il a également reproduit plusieurs tapisseries des Gobelins alors peu connues des palais de Stockholm et de Saint-Pétersbourg.

Le tome I est celui qui a manifestement demandé le plus de travail à Fenaille. Retracer l’histoire des divers ateliers parisiens de la première moitié du XVIIe siècle, avant leur réunion par Colbert en 1662 aux Gobelins, était une entreprise titanesque. C’était aussi pour lui une des plus belles, car l’auteur considérait cette période comme l’une des plus fécondes de l’histoire de la tapisserie, en raison de l’ampleur des compositions et de la richesse des encadrements : « L’Histoire de Constantin d’après Rubens, la Vie de la Vierge d’après Philippe de Champagne, l’Histoire de l’Ancien Testament,Renaud et Armide, les Travaux d’Ulysse d’après Vouet, l’Histoire de Daphné resteront comme les types les plus accomplis de l’art de la tapisserie, et des modèles pour les tapissiers de tous les siècles » (Fenaille, État général des tapisseries de la manufacture des Gobelins depuis son origine jusqu’à nos jours, 1600-1900,1923, I, « Avertissement »). Fenaille a pu reconstituer le programme de l’Histoire d’Artémise à partir du poème de Nicolas Houel, qui l’a inspiré, des dessins conservés, dont cinq étaient alors dans sa collection (avec des dessins d’une autre série de Caron, l’Histoire des Rois de France), des sonnets qui les accompagnent et des tapisseries connues. S’il attribuait la plupart des dessins à Caron, il en donnait quelques-uns à Henri Lerambert qui avait été chargé de faire les cartons. Il est également un des rares historiens à s’être penché sur l’Histoire de Coriolan, tissée à Paris en même temps que l’Histoire d’Artémise. Il a scrupuleusement analysé la vaste production de Simon Vouet, l’Ancien Testament, Renaud et Armide, les Travaux d’Ulysse et les Amours des Dieux. Fenaille a quelque peu repoussé les limites chronologiques, puisque la première partie de ce volume porte sur les tapisseries produites dans le domaine royal, à Paris et à Fontainebleau, au XVIe siècle. À l’apport positiviste de Guiffrey sur l’origine des ateliers parisiens de la première moitié du XVIIe siècle, il a ajouté la publication de sources d’archives essentielles pour l’histoire de la tapisserie parisienne. Il a également fourni des appréciations sur des formulations anciennes, comme celle de « vieille fabrique d’Angleterre » qui qualifie, de même que l’appellation « vieille fabrique de Paris », des tapisseries gothiques.

La somme de Fenaille est remarquable par la masse documentaire soulevée, par la vaste érudition de l’auteur, par les enseignements qu’il a tirés de l’observation des œuvres. Fenaille n’avait de cesse de rechercher des informations supplémentaires. Le volume de tables présente d’ailleurs des compléments, dont une notice sur l’atelier parisien de Philippe Behagle qui est principalement connu pour avoir dirigé la manufacture de Beauvais à la fin du XVIIe siècle et au tout début du XVIIIe siècle.

L’ouvrage de Fenaille permet de suivre l’évolution de la grande peinture depuis le XVIe jusqu’à la fin du XIXe siècle, de la transposition en tapisserie de la galerie du Roi à Fontainebleau aux tableaux froids, académiques, qui ne laissent aucune ressource à l’interprétation. L’auteur, on l’a déjà noté, s’est bien gardé de ne pas faire autre chose qu’une histoire de la fabrication des tapisseries. On aurait toutefois aimé y trouver davantage, une analyse globale, une réflexion sur la politique de création de la grande manufacture n’a encore jamais été entreprise et reste à faire. Revenons un instant sur la « période Louis XIV » qui fait l’objet du deuxième tome. Celle-ci est en fait amputée des dernières années du règne du Roi-Soleil, puisque Fenaille s’est arrêté à la fermeture des Gobelins (1695-1699), une rupture aisée à utiliser, et qu’il a traité des dernières années du règne dans le premier volume sur le XVIIIe siècle (le t. III). Fenaille se situe en effet parmi les historiens de l’art qui considère les productions de cette période comme annonçant l’art rocaille plutôt que de les rattacher au Grand Siècle. Toutefois, embrasser le règne de Louis XIV dans son ensemble permettrait de clairement dégager trois temps : la période de Colbert et de Le Brun, qui correspond à la mise en place de l’iconographie louis-quatorzienne, à la fois apollinienne (Saisons, Éléments), se référant à l’Antiquité classique (Histoire d’Alexandre), et sans détour (Histoire du Roi et Maisons royales) ; les années Louvois et Mignard, durant lesquelles on assiste à un changement de programme iconographique, dont il conviendrait d’analyser les raisons et le sens ; et la fin du règne (de la réouverture en 1699 à la mort du roi en 1715), marquée par une signification politique moins apparente des tentures et un changement d’esthétique des modèles.

Le « Fenaille » demeure incontestablement l’ouvrage de grande ampleur auquel il faut toujours avoir recours pour tout ce qui touche aux tapisseries des Gobelins. Heinrich Göbel le suit généralement et s’y réfère sans cesse dans le tome II de ses Wandteppiche paru peu après en 1928. Trop rares sont les travaux monographiques qui ont été publiés depuis, comme ceux de Jean Coural sur les ateliers parisiens du XVIIe siècle (catalogue de l’expositon organisée à Versailles en 1967), de Chantal Gastinel-Coural sur la manufacture au XIXe siècle (1996), d’Edith Appleton Standen sur les tapisseries d’après Boucher (1986, 1993 et 1994). L’étude des manufactures françaises du XVIe siècle reste toujours à faire. Il n’y a pratiquement rien eu sur la manufacture de Fouquet à Maincy, hormis les travaux de Jennifer Montagu qui remontent aux années 60. La haute contribution de Le Brun aux Gobelins n’a pas retenu toute l’attention qu’elle mérite. Il faut toujours se référer à Henry Jouin (1889), à Fenaille, à Jacques Thuillier (catalogue de l’exposition organisée en 1963), et à quelques travaux ponctuels, tels ceux de Daniel Meyer (sur l’Histoire du Roi, 1980), de Chantal Grell et Christian Michel (sur Alexandre, 1985)…

À ce travail monumental, il convient d’ajouter une étude plus modeste de Fenaille, consacrée à François Boucher, ce grand artiste du XVIIIe siècle qu’il a plus particulièrement apprécié. Il en a possédé des œuvres et, en 1896, convaincu du bien fondé du retissage d’œuvres du passé pour le renouvellement de l’art de la tapisserie, il a fait retisser aux Gobelins deux tapisseries d’après ses modèles (Aurore et Céphale et Vertumne et Pomone). Dans cette dernière étude, quelque peu oubliée aujourd’hui, Fenaille a mis l’accent sur le peintre ayant abordé tous les genres de décoration. Il a insisté sur le rôle de Boucher dans le domaine de la tapisserie, à la manufacture de Beauvais et aux Gobelins, et dans celui de la porcelaine, à Vincennes.

En même temps que Fenaille a mené ses propres travaux, il a encouragé l’étude des productions anciennes et la fabrication contemporaine. Il a signé la préface de l’exposition de tapis de la Savonnerie, présentée en 1926-1927 aux Gobelins. Il avait envisagé d’entreprendre une vaste étude sur les produits de la manufacture de la Savonnerie, projet qu’il n’a pu mener à bien et qui n’a jamais été réalisé depuis, en dépit de l’important ouvrage de Pierre Verlet sur les tapis de Waddesdon Manor (1982). Auparavant, il avait présidé la section tapisserie dans le comité de l’exposition des primitifs français (1904) et, lors de la séance publique annuelle des cinq académies de l’Institut de France du 25 octobre 1919, il a donné sa conception de la tapisserie. Il s’agit d’un véritable plaidoyer pour un retour aux techniques et procédés du passé. S’appuyant sur les travaux de ses prédécesseurs, plus particulièrement ceux du premier historien des Gobelins, Lacordaire, et ceux de Guiffrey, qui avait entrepris des réformes lorsqu’il était à la tête de la manufacture, il constate le déclin de l’art de la tapisserie depuis la fin du Moyen Âge, déclin qui tient principalement à deux facteurs : premièrement, la volonté de copier fidèlement le coloris des modèles peints qui s’accroît au cours des siècles, au point que la tapisserie devient une copie servile de la peinture durant la première moitié du XIXe siècle ; deuxièmement, l’abandon progressif des bordures et la perte du caractère décoratif des tapisseries. Fenaille souhaite donc un retour aux procédés anciens, l’utilisation en premier lieu d’une gamme réduite de couleurs en supprimant les tons dégradés qui s’étaient multipliés, moyen primordial par lequel la tapisserie peut retrouver son « caractère de simplicité et de décoration » ; et aussi le rejet des tissages très fin (plus de neuf fils de chaîne au cm), l’emploi de la laine et de la soie pour seuls matériaux et l’abandon de l’utilisation de fils métalliques d’or et d’argent, jugés trop onéreux, qui s’oxydent et altèrent le tissage. Selon Fenaille, il faut tout mettre en œuvre pour que la tapisserie joue son rôle de conservatoire de la peinture périssable (la grande peinture décorative surtout), rôle que la tapisserie avait au Moyen Âge et à la Renaissance. Il a ardemment souhaité voir tisser les fresques de Puvis de Chavannes, en vain. Il a demandé à son ami l’affichiste Jules Chéret des cartons pour une tenture destinée à un salon sur le thème des saisons, qu’il a ensuite fait tisser par Gauzy, un tapissier des Gobelins. Puis il a cédé en 1908 ces cartons aux Gobelins, qui ont alors été tissés sous la direction enthousiaste de Gustave Geffroy. Fenaille a aussi contribué à la décoration du grand salon de la Casa Velázquez à Madrid, en soutenant le tissage aux Gobelins de Paris-l’Institut d’après un carton de Gustave Jaulmes (1928-1933). Enfin, Fenaille a créé un prix en faveur des tapissiers des Gobelins en 1903, persuadé que ce concours pouvait être un moyen susceptible d’amener des résultats et des modifications pratiques dans le modus vivendi de la manufacture.

Fenaille a encore investi en créant une fabrique de tapis au point noué dans la cour du château de Montrozier, près de Rodez, qu’il tenait de son mariage, en 1887, avec Marie Colrat de Montrozier (1869-1941), puis dans le village voisin de Zénières (Aveyron), où étaient copiés des tapis anciens et reproduits des cartons modernes. Il a aussi installé des ateliers au domaine de Kérazan, près de Quimper, légué à l’Institut par Joseph-Georges Astor.

Dans le domaine de la gravure, les travaux de Fenaille, moins connus que ceux regardant la tapisserie, sont tout aussi remarquables. En 1899, il publie le volumineux catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Philibert-Louis Debucourt (1755-1832), un peintre qui s’est vite spécialisé dans la gravure originale en couleur. Composé de 600 gravures environ, ainsi que de peintures, de gouaches et de dessins, ce catalogue signale les différents états, avec leurs variantes, et reconstitue les étapes franchies par chaque estampe entre son exécution et son aboutissement. Cette première étude conséquente, menée avec rigueur, a été suivie d’une exposition sur le graveur présentée au pavillon de Marsan en 1920. À l’instar d’Anatole de Montaiglon, de Jules Guiffrey, de Marc Furcy-Raynaud, de Fernand Engerand, du comte Léon de Laborde, Fenaille a accordé une place fondamentale à la publication de documents d’archives qu’il a soutenue financièrement. Avec Jacques Doucet, il a fondé et présidé une société d’encouragement et d’étude sur la gravure française, qui est devenue la Société pour l’étude de la gravure française (1911). Dès 1913, il a pris en charge l’exécution du catalogue général de la Bibliothèque nationale. En 1929, il a fait achever à ses frais le catalogue des estampes de la Bibliothèque de l’Arsenal. En 1936, il a permis la réalisation de l’inventaire de la collection de Vinck de la Bibliothèque nationale. Il a également financé la réouverture de la Bibliothèque Doucet. Fenaille a en même temps joué un rôle d’éditeur en réalisant l’Album Goupil, dit aussi Album Fenaille, un recueil de dessins de Rodin, avec une préface de Mirbeau.

Il s’était d’ailleurs lié d’amitié avec le sculpteur, auquel il avait commandé le buste de sa femme en 1898 et quatre baigneuses pour la piscine de son hôtel parisien, rue de l’Élysée. En retour, Rodin a exécuté pour lui le Songe de la vie en 1897, une colonne torse à figures en marbre supportant une tête. Fenaille a aussi largement contribué à l’aboutissement du projet du musée Rodin à l’hôtel de Biron, inauguré en 1928, et à la création du musée Chéret à Nice. Il les a enrichis par des dons. D’autres musées ont également bénéficié de ses grandes libéralités, le Louvre en premier lieu, dès 1903, date à laquelle il a donné plusieurs tapisseries au département des Objets d’art. Il a ensuite participé à l’acquisition de la prestigieuse collection d’ivoires et d’émaux du Moyen Âge de l’architecte Victor Gay (1907-1909) et a encore donné en 1922 la Bataille de Jarnac, une tapisserie exécutée au début du XVIIe siècle dans l’atelier du château de Cadillac, près de Bordeaux. Au département des peintures, il a offert un Projet d’aménagement de la Grande Galerie d’Hubert Robert (1912) et une Pitié de Notre Seigneur, un tondo peint par un artiste bourguignon ou parisien du début du XVe siècle (1918). Il a fait bénéficier le département des sculptures de la porte monumentale du grand consistoire de Toulouse, commandée en 1551 à Géraud Mellot, disciple de l’architecte et sculpteur toulousain Nicolas Bachelier (1932). Il a œuvré pour que la Société des amis du Louvre puisse acquérir une suite de quarante dessins de Claude Lorrain en 1920. Il a aussi aidé le Petit Palais à acquérir les dessins des Contes de La Fontaine (1934).

En 1908, il a acheté le château de Montal, dans le Quercy, joyau alors en ruine de l’art de la Renaissance, l’a restauré, meublé et légué à l’État cinq ans plus tard, sous réserve d’usufruit à sa femme et ses enfants. À Rodez, il a fait restaurer l’hôtel de Jouéry avant de le donner à la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron qui en a fait son musée, inauguré en 1937 et qui a dernièrement fait l’objet d’une campagne de restauration (musée Maurice-Fenaille). Collectionneur averti, grand amateur d’art du XVIIIe siècle, généreux donateur à l’État, Fenaille a aussi été membre de plusieurs associations d’amis de musées et du Conseil des musées nationaux (1920).

Philanthrope, Fenaille a créé des institutions d’éducation après la Première Guerre mondiale. Il a ainsi contribué à la réparation des dommages de guerre en finançant la reconstruction du village de Cléry-sur-Somme (1919-1921) et a organisé un centre de rééducation pour les mutilés de guerre dans sa ferme de Montagnac (Aveyron). Il a encore créé un sanatorium au château d’Engayresques (1935), avant de le remettre au département de l’Aveyron. L’activité généreuse de Fenaille dans le domaine de l’histoire de l’art, ses propres travaux et ceux qu’il a encouragés et soutenus, lui ont valu d’être reçu à l’Académie des beaux-arts, en remplacement de Jules Guiffrey en 1919. Six ans plus tard il a fondé le Bulletin de l’Académie des beaux-arts et il a laissé un prix mixte (fondation Maurice Fenaille).

Pascal-François Bertrand, Professeur d’histoire de l’art, université de Bordeaux 3

Principales publications

Ouvrages et catalogues d’expositions

  • L’Œuvre gravé de P.-L. Debucourt (1755-1832). Préf. et notes de Maurice Vaucaire. Paris : D. Morgand, 1899.
  • État général des tapisseries de la manufacture des Gobelins depuis son origine jusqu’à nos jours, 1600-1900. Préf. de Jules Guiffrey. Paris : Imprimerie nationale, librairie Hachette et Cie, 1903-1923. 5 vol. I. Les ateliers parisiens au dix-septième siècle. 1601-1662 (1923) ; 2. Période Louis XIV. 1662-1699 (1903) ; 3. Dix-huitième siècle. Première partie. 1699-1736 (1904) ; 4. Dix-huitième siècle. Deuxième partie. 1737-1794 (1907) ; 5. Période du dix-neuvième siècle. 1794-1900 (par Fernand Calmettes, 1912) ; Tables et addenda (1923).
  • François Boucher. Paris : Nilsson, 1925 (« Maîtres anciens et modernes » sous la direction de Gustave Geffroy).

Articles

  • « L’Art de la tapisserie ». Paris : Publications de l’Institut de France, typographie de Firmin-Didot, 1919.
  • « Notice sur la vie et les travaux de M. Jules Guiffrey ». Paris : Publications de l’Institut de France, typographie de Firmin-Didot, 1923.
  • Exposition de tapis de la Savonnerie à l’occasion du centenaire de la réunion des ateliers de Chaillot aux ateliers des Gobelins. Préf. de Maurice Fenaille. Paris : Manufacture nationale des Gobelins, décembre 1926 – janvier 1927.
  • Duportal Jeanne. – Charles Percier, reproductions de dessins conservés à la Bibliothèque de l’Institut.Paris : Maurice Rousseau, 1931.

Bibliographie critique sélective

  • Cognacq Gabriel. – Notice sur la vie et les travaux de Maurice Fenaille (1855-1937). Paris : Publications de l’Institut de France, typographie de Firmin-Didot, 1940.
  • Coston Henry, dir. – Dictionnaire des dynasties bourgeoises et du monde des affaires. Paris : éd. Alain Moreau, 1975, p. 222-224.
  • Les Donateurs du Louvre. Paris, musée du Louvre, 1989, p. 205-206.
  • Correspondance de Rodin, IV, 1913-1917. Alain Beausire, Florence Cadouot et Frédérique Vincent, éd. Paris : éditions du musée Rodin, 1992.
  • Bergeon Annick. – « Maurice Fenaille. Industriel, amateur d’art érudit, mécène et philanthrope ». In Caso Jacques (de), Judrin Claudie, Bergeon Annick, et al. – Figures d’ombre. Les dessins d’Auguste Rodin. Une production de la maison Goupil. Bordeaux : musée Goupil, 1996, p. 32-52.
  • Durey Philippe, Le Normand-Romain Antoinette et Judrin Claudie. – Les Métamorphoses de Mme F. : Auguste Rodin, Maurice Fenaille et Lyon. Lyon : musée des Beaux-Arts, 1998.
  • Leclant Jean, dir. – Le Second Siècle de l’Institut de France 1895-1995. Collab. de Hervé Danesi. Paris : éd. Institut de France, t. I, 1999, p. 495.
  • Philippon Annie, Bergeon Annick, Panafieu Bruno (de) et al.
    Maurice Fenaille. Les secrets d’un mécène. [catalogue d’exposition] Rodez, musée Denys-Puech, 31 mars – 2 juillet 2000, Rodez, musée Fenaille, 2000.

Sources identifiées

Paris, archives des Musées nationaux

  • Correspondance Henri Martin ; correspondance Morhardt

En complément : Voir la notice dans AGORHA