Auteur(s) de la notice :

BANN Stephen

Profession ou activité principale

Homme de lettres, critique

Autres activités
Historien d’art, esthéticien, traducteur

Sujets d’étude
Histoire de la peinture anglaise (XIXe siècle), histoire de la Renaissance italienne, esthétique de Ruskin, esthétique de la photographie

Carrière
S. d. : scolarité au collège de Vaugirard, à Paris ; licencié en droit
1893 : signe son premier article dans la Revue des deux mondes, à laquelle il collaborera très activement dans les années suivantes ; publie Le Référendum communal en faveur du parti progessiste
1894(?) : séjour de quelques mois à Londres
1895 : avocat à la cour d’appel ; publie La Peinture anglaise contemporaine et reçoit le Prix Bordin décerné par l’Académie française
1897 : publie Ruskin et la religion de la beauté, qui paraît deux plus tard en anglais
1899 : publie La Photographie est-elle un art ?
1902 : publie un recueil d’articles critiques intitulé Le Miroir de la Vie
1904 : publie Questions esthétiques contemporaines
1905 :donne une conférence intitulée Ruskin at Venice au Palais des Doges devant le roi et la reine d’Italie et les membres du Congrès international d’histoire de l’art
1906-1907 : rédige quelques préfaces pour les catalogues de la National Gallery de Londres
1909 : reçoit pour l’ensemble de son œuvre le Prix Vitet décerné par l’Académie française
1913 : publie Les Masques et les Visages à Florence et au Louvre : portraits célèbres de la Renaissance italienne, premier essai d’une série de livres illustrés
1919 : publie un dernier recueil d’articles critiques intitulé L’Art pendant la guerre
1927 : publie Les Masques et les Visages : le vertueux condottière, Federigo de Montefeltro, duc d’Urbino, dernier ouvrage de la série des livres illustrés commencée en 1913
1932 : décès ; René Doumic et Louis Gillet lui rendent hommage dans la Revue des deux mondes

Chevalier de la Légion d’honneur (avant 1924)

Étude critique

Robert Henri Marie Bénigne de La Sizeranne, était-il historien de l’art ? À première vue, c’était un homme de lettres, un « écrivain de race », selon l’expression de René Doumic, un homme qui a terminé sa carrière « sur le seuil de l’Académie ». C’était aussi un critique d’art célèbre, qui a publié dans la Revue des deux mondes à partir de 1893 et a fait partie intégrante de la brillante équipe réunie par Brunetière. Comme historien de l’art, il n’a traité que de l’histoire de la peinture anglaise du XIXe siècle, et ce au début de sa carrière puis, à partir de 1913, a réalisé une série d’études intitulée « Masques et Visages de la Renaissance ». Mais il serait erroné de penser que la pratique de La Sizeranne se divisait ainsi dans plusieurs domaines séparés. Notons d’abord l’étroite parenté à cette époque entre le domaine de l’histoire de l’art et celui de de l’esthétique. Les titre de la collection « Questions d’art et d’esthétique » de la Librairie Hachette autour de 1900 comprenaient à la fois La Peinture anglaise contemporaine de Robert de La Sizeranne et L’Art français au temps de Richelieu et de Mazarin d’Henry Lemonnier ; la collection proposait également son Ruskin et la religion de la beauté, aux côtés de livres déjà classiques comme la Philosophie de l’art d’Hippolyte Taine et de nouveautés comme L’Imagination de l’artiste de Paul Souriau.

Du point de vue des connaissances historiques, La Sizeranne n’avait rien d’un dilettante. Il avait au contraire acquis une culture extrêmement solide qui informait tous ses écrits, même ceux qui relevaient de la critique de l’art contemporain. L’historien de l’art Louis Gillet a caractérisé ainsi sa méthode de travail : « Je ne sais pourquoi on a l’illusion que la critique d’art est un genre qui dispense de préparation et qu’on peut décider du beau sans rien savoir. La Sizeranne était bien loin de penser ainsi : il était curieux de tout, connaissait les musées aussi bien que les bibliothèques, n’ignorait rien des travaux de l’érudition, savait l’histoire sur le bout du doigt ; il avait toujours tout lu, et à l’ordinaire tout vu, ce qui lui épargnait une foule de méprises, et en particulier la plus fréquente de toutes, qui est de se laisser “monter le coup” et de prendre pour des nouveautés ce qui n’est que du déjà vu. »

Il n’y a rien pourtant dans l’éducation de La Sizeranne qui laisse prédisposer ce goût pour l’histoire. Licencié en droit et avocat à la cour d’appel en 1895 à l’âge de 29 ans, il a probablement été introduit dans le cercle de Paul Bourget peu d’années auparavant. Il publie son premier article critique dans la Revue des deux mondes en février 1893. La formation scolaire qui lui faisait défaut était compensé par un riche héritage familial. Les Monier de La Sizeranne, d’origine poitevine, s’étaient fixés au XVIIIe siècle dans la région de Tain-l’Hermitage et de Romans, et avaient acquis rapidement une position considérable parmi les notables, par suite d’alliances et d’achats de terres. Jean-Pierre Monier avait jeté les bases de cette fortune. Maire de Tain pendant la période révolutionnaire, il avait construit à l’extrémité de la ville, près du Rhône, un grand hôtel particulier. Mort en 1803, ce ne sera qu’en 1828, après le retour des Bourbons, que ses trois enfants seront autorisés à « relever le nom et les armes de la Sizeranne ». C’est à Chaluzange-le-Goubet, près de Romans, que Robert de La Sizeranne aura sa résidence principale.

Des deux fils de Jean-Pierre, c’est le puîné, Paul Henri Monier de la Sizeranne, qui fera le plus parler de lui. À l’âge de dix-huit ans, au début de la Restauration, il entre dans la compagnie des gardes du corps de Louis XVIII. En même temps, il suit des cours au Collège de France et à la Sorbonne, et il fréquente les milieux littéraires de la capitale, se liant d’amitié avec le poète Émile Deschamps, qui apostropha ses beaux vignobles sur la colline de Tain dans un poème intitulé « L’Hermitage ». En rentrant dans sa province à la suite d’un accident, ce grand propriétaire foncier, septième contribuable de son département, ne s’en est pas seulement tenu à cultiver ses vignes, mais a promu un projet caressé depuis longtemps par les habitants de Tain : la construction du premier pont suspendu sur le Rhône entre Tain et Tournon, ouvrage d’art qui sera exécuté en 1824-1825.

Ce grand propriétaire cultivé et remuant, sénateur et comte de la Sizeranne en 1866, sous le Second Empire, sera le grand-père de Robert, et aussi son grand-oncle, parce que ses parents étaient cousins. La grand-mère de Robert était la fille du marquis de Cordoue, lequel était issu d’une vieille souche provençale de noblesse d’épée qui s’était fixée elle aussi à Tain vers 1799 ; il était devenu sous-préfet à Bar-sur-Aube vers la fin de l’Empire. Par sa femme, née Montboissier-Canillac, Louis de Cordoue était apparenté à la vieille aristocratie de la cour, les Beauvau, Rochechouart et Levis-Mirepoix, entre autres. Mais il n’avait rien d’un ultra. Élu député de la Drôme en 1820, il siégeait au centre et vota souvent avec l’opposition. Il fut appelé à la chambre des Pairs par Louis-Philippe en 1835 et se montra favorable à son gouvernement.

On imagine que le futur homme de lettres qu’était Robert de La Sizeranne avait été modelé par cette ambiance familiale particulière. Privilégié, il l’était certainement, mais issu d’une famille pour qui la notion de service public avait un sens fort. On flaire un arrière-goût de saint-simonisme dans les entreprises du comte Paul-Henri, dont le fils (l’oncle de Robert) épousa l’ingénieur Marc Seguin, neveu d’un Montgolfier et ingénieur responsable du pont suspendu Tain-Tournon ainsi que de la première ligne de chemin de fer de la région. Pourtant, la famille était croyante, et même très pratiquante (catholique). Robert reçut sa première communion des mains de Monseigneur Dupanloup, le célèbre évêque d’Orléans. Son frère aîné, Louis Maurice, qui devenu aveugle suite à un accident alors qu’il n’était encore qu’un enfant, était animé d’une foi fervente. Professeur à l’Institut des jeunes aveugles de Paris, c’est à lui que l’on doit le perfectionnement du braille.

La politique des membres de cette famille sur la scène régionale et nationale était centriste, ou libérale, au sens plus large. Il n’est pas étonnant que le premier livre de La Sizeranne, paru en 1893, soit un traité politique intitulé Le Référendum communal, dans lequel il citait Benjamin Constant pour défendre la thèse selon laquelle « la nation n’est libre que quand ses représentants ont un frein ». Ce livre était un plaidoyer en faveur de la démocratie locale. Mais la perspective méridionale qui était la sienne était complétée par la préface de Paul Deschanel, futur président de la République et chef du parti progressiste, dont La Sizeranne soutenait vigoureusement les idées.

Un autre aspect de la famille est digne d’être noté. Le père de Robert de La Sizeranne était peintre. Né en 1825, et petit-fils de Jean-Pierre Monier, cet homme ne s’est pas mêlé directement de politique. Il passa sa vie entre son château de Margès près de Romans et la grande maison familiale à Tain. Peintre de paysages, il voyagea aussi beaucoup, en famille, dans les régions de la Méditerranée, et laissa plus d’une centaine d’œuvres – la plupart actuellement visibles à la mairie de Tain. Où avait-il appris le métier de peintre ? Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’il avait exposé à Paris au Salon entre 1858 et 1878, et que ses tableaux, acceptables d’un point de vue technique, se situent un peu dans la lignée de Corot. Le statut de « précurseur de l’impressionnisme » qu’on lui attribue dans l’unique catalogue dédié à ses travaux n’est pas totalement faux. Sa recherche de la couleur est parfois surprenante, comme en témoignent en particulier ses paysages de la côte d’Azur. On conçoit que Robert, qui l’accompagnait dans ses voyages, ne se soit jamais départi d’une grand respect pour son père peintre et qu’il ait aussi témoigné d’un vif intérêt pour les questions techniques qui agitaient, à l’époque, le milieu de la peinture française.

Pourtant, Robert de La Sizeranne était loin d’être partisan de l’impressionisme, qu’il considérait comme une expérience ratée. Il faisait exception pour des paysagistes qui prenaient pour sujet les régions montagneuses, comme l’Italien Giovanni Segantini et le Savoyard Joseph Communal. Sa préférence, dans le domaine de la peinture française contemporaine, allait plutôt aux fresques de Puvis de Chavannes. Cependant, il n’approuva pas sans réserve les chefs-d’œuvre de ce dernier. Il critiquait son dessin, sa perspective et sa « mythologie hasardeuse », tout en louant sa capacité à ordonner « les grands ensembles qui sont humains » et y « répandre à flots la lumière qui est divine ».

Ce jugement est à rapprocher d’un autre qu’il énonça en 1898, en commençant, dans la Revue des deux mondes, sa chronique habituelle du Salon : « Un soir de septembre, nous ramions, avec plusieurs amis, sur Venise, venant de Torcello… Qu’avions-nous besoin du Titien ? Nous avions à l’horizon les montagnes violettes de Cadore. » Assez dur avec Puvis, La Sizeranne paraît l’être aussi à l’égard du grand peintre vénitien. Mais ce jugement apparemment iconoclaste indique bien sa tendance comme critique et historien de l’art. Le passage sur Torcello rappelle directement le début de l’essai célèbre de Ruskin sur Turner et Giorgione, The Two Boyhoods, publié en 1860 : « Ethereal strength of the Alps, dreamlike, vanishing in high procession beyond the Torcellan shore ». Il est probable que Ruskin n’était pas loin de partager cette opinion en 1897, lorsqu’il faisait ce voyage de fin d’été à Venise – l’année même de la première publication par Hachette de son livre, Ruskin et la religion de la beauté. On peut affirmer qu’à cette date, son père, qui l’avait emmené sur les bords de la Méditerranée, avait été remplacé par un père spirituel que La Sizeranne connut uniquement par l’écriture. Ce nouveau père l’avait déjà entraîné non seulement à privilégier les montagnes et « la lumière divine », mais aussi à aller étudier sur place l’histoire de la peinture anglaise.

Il est difficile de savoir quand La Sizeranne eut son premier contact avec les écrits de Ruskin. L’opinion de ce dernier sur la photographie est déjà citée dans le premier article de La Sizeranne, publié en février 1893. Dans une « silhouette » amusante publiée en 1920, un certain « Fidus » parle, non sans ironie, du « séjour londonien de quelques mois » que La Sizeranne a effectué « dans un intérieur bourgeois et strictement londonien ». Il est tentant de situer ce séjour au printemps 1894, puisqu’il allait publier en octobre, dans la Revue des deux mondes, le premier des quatre articles importants qui constituaient La Peinture anglaise contemporaine.

Si l’on veut comprendre les intentions de l’historien de l’art dans ce travail, il faut reprendre l’argument qu’il expose dans l’introduction, écrite en 1895. D’abord, affirme-t-il, il existe une école de peinture anglaise. Non seulement elle existe, mais elle constitue une école à part par rapport à la gamme d’écoles continentales, toutes plus ou moins orientées vers Paris. Ce sont des peintres, dit-il, qui semblent ignorer le continent. Ce qui n’est pas, de son propre aveu, une constatation originale. Théophile Gautier, entre autres, avait déjà remarqué cette particularité locale, qui ne doit rien aux autres écoles. Mais les Français connaissent mal cette école particulière. Au Louvre, elle est représentée dans une encoignure du musée. Il est donc bien temps d’apprendre à connaître l’art anglais – même si la traversée de la Manche impressionne encore excessivement la plupart des Français.

Voilà donc le programme raisonnable annoncé par La Sizeranne. Il insiste sur le fait que son étude sera une « synthèse » plutôt qu’une « histoire de la peinture anglaise contemporaine ». Permettons-nous de nous dire toutefois qu’il était trop modeste. Il avait bien expliqué les origines de l’école contemporaine dans le mouvement pré-raphaélite. Il avait ensuite concentré son analyse sur sept artistes principaux : Watts, Holman Hunt, Alma-Tadema, Millais, Herkomer et Burne-Jones. Les artistes qu’il avait omis n’ont jamais véritablement ressurgi de l’ombre. Ceux qu’il a retenus constituent en revanche encore aujourd’hui les principaux sujets de recherche des historiens de l’art anglais. Et si La Sizeranne ne voulait pas lui-même s’arroger le titre d’historien, un critique italien, Guiseppe Grabinski, se montra plus génereux en louant son écriture « où l’histoire de l’art, l’esthétique, la biographie ont tous leur propre part ».

Ce témoignage est intéressant, car Grabinski insiste sur la nouveauté de l’apport de La Sizeranne. « Il avait la fortune de traiter un argument non seulement nouveau pour la France, et en même temps pour l’Europe continentale, mais aussi d’être le premier à en traiter d’une façon vraiment complète. » On doit ajouter que, pour les Anglais également, le livre de La Sizeranne revêtait une certaine importance : son texte fut d’ailleurs traduit en anglais peu après sa parution en France et il parut en édition anglaise à Londres et à New York, traduit par H.M. Poynter – très probablement Henrietta May Poynter, sœur de sir Edward Poynter, peintre illustre et président de la Royal Academy.

En somme, La Sizeranne était devenu une autorité pour la peinture anglaise contemporaine. Par la suite, on fit appel à lui pour écrire des préfaces lorsque la National Gallery de Londres publia ses catalogues sur l’école moderne anglaise.

Il ne faut pas oublier la qualité de la recherche historique sur la peinture anglaise dont témoigne ce livre. Grabinski avait raison de mettre en avant cet aspect, soulignant à quel point l’histoire de l’art était à l’honneur, suivie par l’esthétique, puis par la critique. De fait, l’aspect critique d’art du livre émerge d’une façon inattendue. Ce n’est que dans les dernières lignes que La Sizeranne conseille aux artistes français de ne pas suivre l’exemple de leurs collègues britanniques ! Sa rigueur historique est éclatante par un appendice en fin d’ouvrage, dans lequel il répond minutieusement aux objections du vieux peintre Holman Hunt. La Sizeranne avait insisté sur le rôle joué par Ford Madox Brown dans la naissance du mouvement préraphaélite. Holman Hunt lui avait écrit pour contester vivement cette interprétation. Dans sa réponse, d’une politesse exquise, La Sizeranne cite plusieurs témoignages qui corroborent sa thèse, y compris un mémoire très récent de l’artiste pré-raphaelite F.G. Stephens. On doit lui donner raison.

Dans ses travaux sur l’école anglaise, La Sizeranne adopta une approche plus historique que dans ses autres écrits des années 1890. On doit cependant reconnaître que ses essais étaient toujours marquées par un intérêt passionné pour les doctrines de Ruskin. Tout son œuvre sur l’art anglais, sur la photographie et sur divers aspects de l’esthétique était en effet en quelque sorte programmée par sa fidélité à ‘enseignement du grand prêtre de la « religion de la beauté » même si, selon toute évidence, la fréquentation d’un père peintre et d’un frère aveugle l’avait déjà initié au culte de la vue. Qu’on se souvienne que, grâce à ses efforts, les écrits de Ruskin ont non seulement été glosés dans un langage presque aussi éloquent que celui du maître, mais qu’ils ont été rendus en français dans la série de traductions commençées sous son égide, à laquelle contribua entre autres le jeune Marcel Proust.

Il n’y a pas lieu ici de faire un résumé des idées de La Sizeranne sur Ruskin. Notons pourtant que les Anglais, pour une deuxième fois, ont adopté sa lecture. La traduction de l’ouvrage a été faite par une personne encore mieux placée dans la haute société britannique que Miss Poynter – la Comtesse de Galloway, sœur du premier ministre, le marquis de Salisbury. Soulignons aussi que La Sizeranne avait été choisi pour parler de Ruskin, en anglais, au palais des Doges de Venise, lorsqu’en septembre 1905, on commémora la mort de l’écrivain à l’occasion du Congrès international d’histoire de l’art. Dans son discours, La Sizeranne définit clairement la position de Ruskin : « Il n’était pas un historien ; il a laissé de côté presque tous les événements historiques célèbres de l’histoire de Venise… Son œuvre est à la fois trop vaste et trop incomplète pour satisfaire l’érudition moderne et la critique moderne… Il n’y a qu’un mot qui explique John Ruskin – c’était un “divinateur” ». La Sizeranne précise aussi, avec justesse, que Venise était pour Ruskin « dans le miroir de l’histoire, une Angleterre idéalisée », que Ruskin avait aspiré nommément « à réconcilier l’Angleterre avec le beau ; le protestantisme avec les fêtes catholiques, le luxe avec la démocratie » – un but sans doute pas étranger à La Sizeranne lui-même –, et il termine en disant : « Nous avons besoin d’une vie nouvelle dans notre système social. »

Il peut paraître paradoxal d’attribuer le titre d’historien de l’art à celui qui le refusa à son modèle vénéré. Mais écoutons Henri Lemonnier, professeur d’histoire à l’École des beaux-arts et incontestablement l’un des pionniers de l’histoire de l’art en France. Dans son livre Études d’art et d’histoire, paru en 1893 dans cette collection « Questions d’art et esthétique » de Hachette qui publiera les premiers livres de La Sizeranne, il recommandait à ses lecteurs deux attitudes symétriques pour faire face à la situation de la culture artistique française telle qu’elle se présentait à l’époque. D’abord, il s’en prenait à ce qu’il appelait « l’intolérance esthétique ». « Il faut réagir », disait-il, « au nom de la vérité et de la liberté même ». Deuxièmement, il constatait : « Nous n’avons plus à demander aux temps qui nous ont précédé, si grands qu’ils aient été, que des enseignements indirects, et nous devons chercher notre inspiration en nous-mêmes et autour de nous. C’est la loi de la vie. Libres ainsi à l’égard du passé, rien ne nous empêche d’être juste envers lui. » On a là tout le programme de La Sizeranne : d’une part, un regard très libre porté sur les formes et les techniques de l’art contemporain, y compris la photographie, d’autre part un regard historique qui essaie de surmonter les préjugés et de faire comprendre en termes proprement visuels l’altérité du passé.

Dans la collection « Les Masques et les Visages » qui proposa des ouvrages entre 1913 et 1927, La Sizeranne ne démentait pas cette ambition. Dans la mouvance de Jakob Burckhardt et de Charles Yriarte, il se penchait sur les personnages de la Renaissance italienne. Et avec une nouvelle génération de poètes et de littérateurs, il y retrouvait des héros et des scélérats. En même temps qu’Ezra Pound découvrait la grandeur de Sigismondo Malatesta, il lui revenait de canoniser son rival implacable, « le vertueux condottiere », Federigo de Montefeltro. Ces livres sont fondés cependant sur un principe assez original. Connaisseur de la photographie, La Sizeranne avait déjà attribué un rôle majeur aux illustrations,, dans des essais comme Le Miroir de la vie, en élaborant des montages ingénieux pour faire sortir des comparaisons inattendues entre les images. À partir de 1913, dans ses Portraits célèbres de la Renaissance italienne, il interroge les similigravures d’après les peintures de Giovanna Tornabuoni ou d’Éléonore de Tolède, en partant de la vue de telle grande dame ou princesse pour faire une sorte d’ekphrasis provoquée par l’image. Selon La Sizeranne, l’étude du visage humain à travers les portraits fait jaillir la différence, ce qu’il appelle le « trait de dissemblance d’avec l’espèce ». On se laisse aller à imaginer cette autre vie, et fatalement « on cherche à connaître et à vérifier ses inductions par les faits ». Selon lui, il y a donc un passage obligatoire entre l’esthétique et l’histoire de l’art. « Ce n’est plus, à la vérité, de l’Esthétique : c’est de l’Histoire, mais qu’un problème esthétique incline à étudier. »

Stephen Bann, professeur et chercheur honoraire d’histoire de l’art, université de Bristol

Principales publications

Ouvrages et catalogues d’expositions

Articles

  • « Le Photographe et l’artiste ». Revue des deux mondes, 15 février 1893, t. I, p.839-859.
  • « Puvis de Chavannes ». Revue des deux mondes, 15 novembre 1898, t. VI, p.406-420.
  • « Communal, Joseph : le peintre de la Savoie ». L’Art et les artistes, avril-septembre 1914, t. XIX, p.122-126.

Bibliographie critique sélective

  • Grabinski Guiseppe. – Compte rendu de La Peinture anglaise contemporaine. Rassegna Nazionale, 16 juillet 1896.
  • Galloway (Countess of). – Robert de La Sizeranne, English contemporary art. Préface à la traduction. Londres : George Allen, 1899.
  • Nicolle Marcel. – « L’Art et la Photographie ». In Georges Moreau, dir. Revue encyclopédique. Paris : Larousse, 1899, p. 501-503.
  • Fidus. – « Silhouettes contemporaines : M. Robert de La Sizeranne ». Revue des deux mondes, 1920, t. LVI, p. 816-834.
  • Doumic René. – « Robert de La Sizeranne ». Revue des deux mondes, 1er octobre 1932, t. XI, p.720.
  • Gillet Louis. – « Robert de La Sizeranne ». Revue des deux mondes, 15 octobre 1932, t. XI, p. 936-947.
  • Palué Pierre. – Max Monier de La Sizeranne : précurseur de l’impressionisme. Études Drômoises, 2003, numéro hors série.
  • Bann Stephen. – « Robert de La Sizeranne, médiateur de Ruskin et de la peinture anglaise ». In Waschek Matthias, dir., Relire Ruskin. Paris : École nationale supérieure des beaux-arts (« Principes et théories de l’histoire de l’art ») , 2003, p. 103-119.
  • Bann Stephen. – « Analogie et Anachronisme dans l’œuvre critique de Robert de la Sizeranne ». In Recht Roland, Sénéchal Philippe, Barbillon Claire, Martin François-René, dir., Histoire de l’Histoire de l’art en France au XIXe siècle. Paris : La Documentation française, 2008.

Sources identifiées

Tain l’Hermitage, mairie

  • Max Bonnefoy, Notice dact. sur Paul Henri Monier de La Sizeranne (1797-1878) et sa famille
  • Baron Lucien Borel du Bez, « Un peintre impressioniste oublié : Max de La Sizeranne », mémoire dact. daté 10 octobre 1974

En complément : Voir la notice dans AGORHA