Paul Paulin, Étienne Moreau-Nelaton (1859-1927), peintre, collectionneur et donateur des Musées nationaux, 1914, Paris, musée d'Orsay, © RMN / Michèle Bellot. Sculpture en bronze, fonte à la cire perdue, marbre, 62 x 40 x 25,5 cm.

Auteur(s) de la notice :

PASSINI Michela

POMAREDE Vincent

Profession ou activité principale

Peintre et céramiste

Autres activités
Historien et critique d’art, écrivain, photographe, collectionneur

Sujets d’étude
Crayons français du XVIe siècle, peinture française du XIXe siècle, histoire régionale (Fère-en-Tardenois), sauvegarde du patrimoine architectural

Carrière
Scolarité au Lycée Condorcet
1878-1881 : élève de l’École normale supérieure
1889 : il épouse Edmée Braun († 1897) ; de ce mariage naîtront trois enfants, Étiennette, Cécile et Dominique
1906 : donation à l’État de sa collection de tableaux, aquarelles, pastels et dessins
1907 : suite à sa donation, reçoit le titre de chevalier de la Légion d’honneur ; est préposé par Frantz Marcou au classement des objet mobiliers du département de l’Aisne
1919 : nouvelle donation à l’État
1925 : élu à l’Académie des beaux-arts
1927 : par son testament, il lègue à l’État le reste de ses collections – des milliers de dessins et encore quelques tableaux au musée du Louvre –, toute sa bibliothèque, ses photographies et ses papiers au Cabinet des estampes

Étude critique

Les arcanes d’une personnalité de collectionneur sont en eux-mêmes particulièrement délicats à interpréter ; ceux d’une vocation d’historien de l’art s’avèrent sûrement tout aussi opaques. Et que devrions-nous ajouter si ces deux tempéraments, déjà tellement atypiques, s’enrichissaient des talents du créateur, de l’artiste peintre, du lithographe, du photographe et même du céramiste ? Ainsi, le rôle d’Étienne Moreau-Nélaton aurait été fort différent pour l’histoire de la peinture française sans sa donation et son legs à l’État français en 1906 et 1927, mais son exceptionnelle collection ne se serait sûrement pas constituée non plus sans sa passion d’historien de l’art, entretenue durant presque trente ans ; quant à sa vocation pour l’histoire de l’art, elle n’aurait sans doute pas existé sans ces pulsions de peintre et de créateur qui l’avaient habité dès son adolescence.

À partir de cette triple réalité, l’exceptionnel œuvre d’Étienne Moreau-Nélaton s’est ainsi structuré avec précision, composant durant le premier quart du XXe siècle une étape fondamentale de l’histoire des musées d’abord, de celle de l’art du portrait en France au XVIe siècle ensuite, de celle des artistes de la seconde moitié du XIXe siècle enfin. Par ailleurs, rappelons qu’avant d’être un donateur, Moreau-Nélaton fut d’abord un héritier et, qu’avant d’être historien de l’art, il fut le mémorialiste fidèle et patient de la « saga » de sa famille.

La vocation d’historien de l’art de Moreau-Nélaton, effleurée à l’issue de sa scolarité à l’École normale supérieure en 1881, se dessine en effet à partir du 4 mai 1897, après le traumatisme de la mort de sa mère, Camille Moreau, et de sa femme, Edmée, dans l’incendie dramatique du Bazar de La Charité. Son immersion immédiate dans l’histoire des arts paraît alors constituer un dérivatif puissant – nous oserions presque dire, un sédatif – à la douleur qu’il ressentira durant de longues années ; neuf ans plus tard, en 1906, il considérera d’ailleurs sa célèbre donation au Louvre comme une étape de cette catharsis, concrétisée dans un mémorial muséal édifié en l’honneur de ces deux femmes aimées. L’acharnement du destin que représenta la mort de son fils, tué dans les tranchées en 1918, devait encore exacerber chez lui ce transfert de la douleur vers la créativité.

Dans un tel contexte, il apparaît donc tout à fait significatif que sa première publication soit justement un ouvrage consacré à l’œuvre de céramiste et de peintre de sa mère, Camille Moreau, née Nélaton (Camille Moreau, peintre et céramiste 1840-1897, Paris, 1899, deux volumes, tiré à 200 exemplaires) ; il apparaît tout aussi édifiant d’ailleurs que ce premier ouvrage soit un vrai catalogue de l’œuvre, presque raisonné et déjà abondamment illustré. Sa passion pour la catalographie et son utilisation importante de l’image dans ses publications – deux caractéristiques structurantes de son œuvre d’historien de l’art – sont ainsi effectives dès ses premiers essais dans l’érudition artistique.

Héritier, Moreau-Nélaton l’était en fait dans les trois principaux secteurs de sa créativité personnelle ; en effet, autant sa vocation de peintre, qui l’amenait à travailler auprès d’Henri Harpignies dès 1882, avant d’entrer l’année suivante dans l’atelier d’Albert Maignan, provenait de l’exemple affectueux de sa mère, autant celle de collectionneur fut largement inspirée par les personnalités originales de son grand-père et de son père, les « deux Adolphe ».

Agent de change richissime et fantasque, Adolphe Moreau père (1800-1859) avait été un collectionneur insatiable, accumulant plus de huit cents tableaux, presque exclusivement choisis dans l’œuvre d’artistes contemporains, tels Decamps, Delacroix, Diaz, Marilhat, Roqueplan, Philippe et Théodore Rousseau ou Constant Troyon, chacun représenté par plus d’une dizaine de tableaux importants. Lui aussi collectionneur, mais d’objets d’art et de sculptures – Moreau-Nélaton mentionnera son goût du « bibelot » –, Adolphe Moreau fils (1827-1882) ajoutait à la tradition familiale celle de l’étude des œuvres d’art, ce conseiller d’État, devenu par nécessité administrateur de biens, écrivant deux ouvrages sur des figures incontournables de la collection de son père (Decamps et son œuvre, Paris, 1869 ; Delacroix et son œuvre, Paris, 1873). Rappelons que la collection familiale, retouchée plusieurs fois par Adolphe Moreau fils, avant d’être largement réorientée en 1900 par Moreau-Nélaton (vente à la galerie Georges Petit, 11-15 mai 1900), devait constituer en 1906 le noyau essentiel de la future donation d’œuvres du XIXe siècle qu’il effectuait pour le Louvre.

Si l’on ajoute à ce panorama un grand-oncle, Frédéric Moreau (1798-1898), fouilleur amateur reconverti en archéologue averti, donateur du musée des Antiquités nationales de Saint-Germain-en-Laye, on comprend aisément pourquoi Étienne Moreau-Nélaton ponctuait ses recherches d’historien par un monumental Mémorial de famille, publié en 1918.

Fortuné et libre de ses choix – ne criait-il pas à son confrère de l’École normale supérieure, Jean Jaurès, « J’admets que ma fortune est une injustice à l’égard des pauvres : dites-moi ce que je dois faire ! » (Louis de Launay, « Étienne Moreau-Nélaton », La Revue des Deux-Mondes, 1er juin 1927) –, Étienne Moreau-Nélaton ne fut pourtant jamais un amateur, persuadé qu’il était de devoir mener « une lutte encore plus âpre contre un bien-être capable de nuire gravement à l’essor de [sa] production » (Mémorial de famille, Paris, 1918, t. III, p. 71) ; désireux de ne pas être perçu comme un « fils de famille », il avait voulu s’imposer d’abord par ses qualités de peintre, de lithographe et de céramiste, exposant régulièrement dans les Salons et souvent à l’étranger – par exemple à La Libre Esthétique de Bruxelles –, avant de briller par son érudition et son travail d’historien de l’art.

Élève d’Ernest Lavisse à l’École normale supérieure, Moreau-Nélaton avait donc acquis précocement une formation d’historien. Aux effets de cette éducation, il joignait une passion pénétrée de ferveur patriotique pour les productions de l’art français, qui ne fit que s’accroître au fil des années. Ses travaux historiques sont d’ailleurs intégralement consacrés à une branche de l’art national qui se prêtait tout particulièrement à alimenter de pareils élans : le portrait de cour au XVIe siècle. Moreau-Nélaton appréciait spécialement le réalisme d’œuvres qu’il considérait comme « issues du contact direct des peintres avec la nature » (1908, p. 6), mais surtout, à une époque marquée par un intérêt toujours grandissant pour les primitifs français, il s’attachait à illustrer des morceaux exaltés par ses devanciers comme les premiers spécimens d’un art moderne français, les précieux témoignages d’un art autonome, originel et aux forts accents nationaux.

La carrière de Moreau-Nélaton historien de l’art s’ouvre donc en 1901 avec l’essai Les Le Mannier peintres officiels à la cour des Valois au XVIe siècle. Il s’agissait d’une première tentative d’éclaircir les mécanismes de la production de portraits au crayon dans le milieu de la cour de Catherine de Médicis, et d’évaluer l’influence exercée sur les artistes par cette princesse – problème qui passionnera l’auteur toute au long de sa vie. Il y revenait justement en 1907 avec un article publié dans la Gazette des Beaux-Arts, Érasme chez Catherine de Médicis à Chantilly, où il rendait compte d’une découverte fondamentale, celle de l’écriture de Catherine présente sur seize crayons conservés au musée Condé de Chantilly. Moreau-Nélaton avançait ici pour la première fois l’hypothèse d’une collection de portraits réunie par l’épouse d’Henri II, collection qu’il croyait comprendre la totalité des crayons du musée, propriété du duc d’Aumale. L’année suivant cette même hypothèse était reprise et précisée dans un ouvrage de grande envergure, Le Portrait à la cour des Valois. Crayons français du XVIe siècle conservés au Musée Condé à Chantilly, où le catalogue des recueils de Chantilly (fondé sur le catalogue manuscrit amorcé par Henri Bouchot, mais resté inachevé à sa mort) était complété par un ample essai introductif qui retraçait la genèse de la collection de Catherine, étudiait ses enrichissements progressifs et s’arrêtait diffusément sur les écritures accompagnant les dessins. C’était à partir de l’analyse de ces écritures, produites par diverses mains, que Moreau-Nélaton essayait d’esquisser le profil des secrétaires présumés de la reine et de préciser les conditions du travail de récolement des dessins auquel ils auraient contribué.
L’idée d’une collection formée par Catherine sera contestée en 1910 par l’autre grand spécialiste du portrait au XVIe siècle, Louis Dimier (1865-1943), au cours d’une réunion de la Société nationale des antiquaires de France. Moreau-Nélaton ne renoncera pas toutefois à sa thèse : cette même année 1910, le catalogue des crayons du musée Condé était réédité sans aucune modification substantielle et plus tard, en 1924, l’idée d’une collection royale était à la base d’un vaste ouvrage de synthèse, Les Clouet et leurs émules. Cette dernière étude, qui représente le résultat de vingt ans de recherches, parut la même année que L’Histoire de la peinture de portrait en France de Dimier. Les deux ouvrages, forts différents dans l’organisation et dans la manière d’aborder le sujet, témoignent de démarches alternatives, voire carrément opposées chez leurs auteurs : si Moreau-Nélaton construit son essai autour d’une série de biographies d’artistes, au ton narratif, détendu, où il s’attache principalement à la donnée iconographique et aux problèmes de datation, Dimier, bien plus technique, s’interroge davantage sur des questions de facture et de qualité en procédant à une étude rigoureuse de diverses mains. Les citations réciproques sont nombreuses, et pas toujours bienveillantes.

Ce qui fait l’originalité et l’intérêt de l’œuvre de Moreau-Nélaton, c’est surtout sa position extrêmement personnelle et fort lucide face à une des questions majeures de l’historiographie de l’époque, celle des origines de l’école nationale et des relations qu’à ses débuts elle entretenait avec d’autres traditions figuratives, la flamande et l’italienne notamment. Si d’un côté Henri Bouchot, pionnier des études sur le portrait et promoteur de l’exposition Primitifs français (1904), niait avec ardeur toute « contamination étrangère », de l’autre Louis Dimier brossait un profil de l’école nationale étroitement dépendant du développement de l’art italien et mettait en doute l’existence même d’une école française autonome aux XVe et XVIe siècles. Avec ses essais, Moreau-Nélaton empruntera une voie alternative : tout en envisageant l’étude de ceux qu’il considérait comme « les premiers artistes français » à l’instar d’une « besogne patriotique », il a toujours condamné ce « patriotisme qui répudie toute attache avec l’Italie », abondamment répandu dans les travaux de ses contemporains.

À ces recherches érudites, Moreau-Nélaton a joint une infatigable activité au service du patrimoine bâti de la France, à commencer de sa région d’origine, l’Aisne. C’est en 1907 que, de plus en plus inquiet pour le sort d’églises rurales, menacées d’abandon et de ruine en conséquence de la Séparation, Moreau-Nélaton est préposé par Frantz Marcou au classement des objet mobiliers du département. Il entreprend alors une vaste campagne de recensement photographique des édifices, qui le conduira à explorer l’arrondissement de Château-Thierry et à élargir ensuite ses recherches à la zone de Soissons, et qui aboutira dans la publication des pondéreux volumes des Églises de chez nous. L’ouvrage, salué par André Hallays dans la Revue de l’art ancien et moderne – « Ah ! S’il s’était trouvé un Moreau-Nélaton dans chaque arrondissement de France, la liste des classements serait depuis longtemps dressée » –, se situe, à côté de ceux de Maurice Barrès, d’Auguste Rodin, de Paul Léon, d’un jeune Marcel Proust et de beaucoup d’autres, dans le cadre de la violente protestation menée par de nombreux artistes et intellectuels contre le gouvernement qui, ôtant sa sauvegarde aux églises, en décrétait la dégradation matérielle. L’intérêt pour une tutelle d’état responsable et efficace est en effet au cœur de l’engagement de Moreau-Nélaton. Il faut toutefois souligner comme, à différence des écrits de ses contemporains sur le même problème, Les Églises de chez nous est bien loin de n’être qu’un pamphlet enflammé. Si la dimension militante de l’ouvrage est nettement perceptible, il se distingue des essais d’un Barrès ou d’un Rodin pour sa qualité documentaire. Pour chaque église du département, Moreau-Nélaton fournit les résultat d’un minutieux travail d’historien : les dix-neuf carnets de notes et de croquis conservés à la Bibliothèque nationale permettent de suivre sa démarche presque au jour le jour et constituent un témoignage impressionnant de l’activité de ce formidable documentaliste.

« Une église qui s’effondre, c’est un morceau de notre patrie morale qui nous échappe », écrivait Moreau-Nélaton, dont l’engagement en faveur des églises rurales reposait en effet sur une conscience aiguë de la haute signification « nationale » des monuments du passé ainsi que sur une adhésion sincère aux valeurs chrétiennes incarnées par l’édifice sacré. Quand, avec le déclenchement du conflit mondial, la France subira la dévastation d’une partie importante de son patrimoine, Moreau-Nélaton joindra sa voix au chœur des protestations levé par de nombreux écrivains, artistes, hommes politiques français et étrangers. Il publiera ainsi en 1915 un ouvrage dédié à la cathédrale de Reims, ravagée en septembre 1914 par le feu allemand, et consacrera un deuxième essai à Soissons, une des villes les plus lourdement endommagées. Ensuite, en 1921, il dressera le bilan des destructions pour la zone du Laonnois et de la Brie dans un des volumes de la collection « Les trésors d’art de la France Meurtrie », dirigée par André Michel. Les albums de photographies conservés par la Bibliothèque nationale témoignent en outre de son activité durant ces années de guerre : Moreau-Nélaton poursuit son exploration de l’ensemble des églises de l’Aisne, non pas menacées cette fois par le manque d’entretien, mais cruellement frappées par les obus. Ces images, inédites pour la plupart, où le souci de la précision documentaire se mêle à un pathétisme violent, sont, en leur genre, parmi les plus poignantes que le conflit ait produit.

À la fin de la guerre, Moreau-Nélaton soutiendra avec ardeur la nécessité d’un projet ample et articulé de sauvegarde du patrimoine, d’« une tutelle agissante, bien armée pour l’exécution de ses desseins ». Avec la généreuse donation de ses collections au musée du Louvre, il avait affirmé le rôle central de l’État dans la gestion et la conservation des œuvres d’art : même dans la prostration de l’après-guerre, il ne cessera de prôner une prise en charge publique finalement efficace du patrimoine.

À ce sujet, nous devons d’ailleurs insister sur le fait que cette donation, faite en 1906 à l’État français pour le musée du Louvre, composée d’un ensemble de cent tableaux sélectionnés dans sa collection personnelle, a constitué pour lui un engagement fort d’historien de l’art. Défenseur des artistes de la première génération impressionniste – celle des Monet, Renoir, Sisley ou Berthe Morisot, ainsi que leur aîné, Edouard Manet –, Moreau-Nélaton, « un artiste qui savait apprécier » (Correspondance de Camille Pissarro, tome 2, 1886-1890, Paris, 1986, p. 194), ambitionnait de les intégrer dans la continuité des peintres romantiques et de l’école de Barbizon ; ainsi, en liant juridiquement l’acceptation des toiles de Géricault, Delacroix, Corot et Diaz à celles des impressionnistes, il forçait l’entrée au Louvre d’un courant artistique que le legs Caillebotte n’avait réussi à imposer que partiellement en 1894. Par ce geste, il défendait donc la pérennité de la tradition française de la peinture, une idée centrale de son œuvre d’historien d’art qui l’avait amené à participer à l’élaboration de la notion de « patrimoine français ».

Parallèlement aux recherches consacrées à l’art du XVIe siècle, l’étude scrupuleuse et objective de la peinture du XIXe siècle – menée avec le recul d’un simple quart de siècle – fut donc le deuxième grand domaine de l’histoire de l’art défriché par Moreau-Nélaton. Appliquant à l’œuvre de peintres quasi contemporains les méthodes de recherches en archives – dépouillements de correspondances, d’inventaires après décès et de documents de première main – qu’il avait utilisées lors de ses études consacrées à la cour des Valois, il élaborait une démarche personnelle d’historien de l’art, fondée sur la catalographie, le suivi rigoureux des éléments biographiques et le recours abondant à la photographie des œuvres commentées. Ainsi, à partir de 1900, tout en finalisant son ouvrage consacré aux dessins du musée Condé de Chantilly, Moreau-Nélaton travaillait simultanément à deux catalogues raisonnés : celui de l’œuvre de Corot, préparé par Alfred Robaut, dont il assurait l’édition (L’Œuvre de Corot par Alfred Robaut. Catalogue raisonné et illustré, précédé de l’Histoire de Corot et de ses œuvres par Étienne Moreau-Nélaton, Paris, 1905, cinq volumes) ; celui de l’œuvre gravé d’Édouard Manet (Manet graveur et lithographe, Paris, 1906, tiré à 225 exemplaires).

À propos du travail de réécriture et d’édition du catalogue des œuvres de Corot, il faudrait d’ailleurs s’interroger sur cette terminologie de « catalogue raisonné » mise en avant dans le titre de cet ouvrage, en se demandant si nous ne nous trouvons pas en fait devant l’une des premières utilisations moderne de cette notion destinée à devenir au XXe siècle le genre éditorial « noble » de l’histoire de l’art (à ce sujet, lire É. Foucart-Walter, « Corot, Robaut et Moreau-Nélaton : une triade inoubliable », dans Rodolphe Walter, Corot à Mantes, Paris, 1997, p. 87-94). Moreau-Nélaton y affinait en effet les codes qui allaient régir les futurs catalogues raisonnés : description détaillée des œuvres – titres, dimensions, signature, datation, inscriptions –, rappel exhaustif des éléments de provenance, commentaires, opinions et anecdotes concernant l’œuvre et, surtout, reproduction photographique ou dessinée, toujours « sourcée ». Son Journal intime, retrouvé pour les années 1917, 1918, 1921, 1923 et 1924 (« Étienne Moreau-Nélaton (1859-1927), un journal », La Revue du Louvre et des musées de France, n° 1, 1992, p. 75-88), nous renseigne d’ailleurs sur le soin obsessionnel apporté à l’iconographie de ses ouvrages.

Sur le long terme, ce genre du catalogue raisonné ne devait cependant pas convenir pleinement à sa formation littéraire et à son désir d’analyse de l’intimité des caractères d’artistes ; tout en privilégiant les documents de première main et la relation directe entre vie et œuvre, il cherchait donc à partir de 1914 un ton nouveau et un principe éditorial plus souple, permettant de donner plus de « chair » à ses recherches. Ainsi, en 1916, allait inaugurer avec Delacroix – l’artiste familial par excellence – la série des « … raconté par lui-même » ; genre original de monographies qui donnaient d’abord la parole aux artistes eux-mêmes, à leur famille et à leur entourage, cette série allait représenter le cœur de son travail durant les dix dernières années de sa vie. Moreau-Nélaton engageait ainsi un partenariat de longue durée avec l’éditeur Henri Laurens, publiant des volumes sur Jongkind (1918), Millet (1921), Manet (1926), Daubigny (1926) et Bonvin (1927) ; il en revenait aussi à son cher Camille Corot en 1924, pour un ouvrage de la même série, et certains éléments permettent d’affirmer aujourd’hui que, l’année de sa mort, il préparait sans doute un Courbet raconté par lui-même.

La série des « … racontés par lui-même » allait en outre orienter sa quête de collectionneur vers une direction nouvelle : recopiant chez les marchands ou chez les descendants des artistes des centaines d’autographes, Moreau-Nélaton s’empressait alors de récupérer dans les ventes tous les autographes des peintres qui occupaient sa passion d’historien d’art. Ainsi, les innombrables lettres d’artistes – ou copies de lettres d’artistes – qu’il léguait au Louvre à sa mort allaient constituer le fonds original de la collection d’autographes du département des Arts graphiques du musée du Louvre (Valentine de Chillaz, Inventaire général des Autographes. Musée du Louvre-Musée d’Orsay, Paris, 1997), fonds que René Huygue devait plus tard qualifier de « véritables archives de l’art français ».

Chez Moreau-Nélaton, les porosités et les étanchéités entre l’œuvre du collectionneur, l’œuvre du peintre et l’œuvre de l’historien d’art demeurent donc de véritables phénomènes. Ainsi, sa rigueur intellectuelle, générée par une formation érudite associée à un tempérament inquiet, a entraîné ce désir rigoureux de recherches des témoignages directs et vérifiables concernant les artistes qu’il étudiait. Sans doute, la fibre nationaliste, perceptible dans de nombreux écrits – ne saisissait-il pas en 1916 « sa plume comme il eût pris un fusil » pour rédiger son Delacroix raconté par lui-même –, a-t-elle entraîné ensuite chez lui cette vision à la fois patrimoniale et étrangement avant-gardiste d’une « certaine idée de l’art français », de sa réalité contemporaine comme de ses relations avec les traditions ancestrales. Sans doute, le recours constant au document de « première main » et à la photographie a-t-il tempéré ces relents nationalistes, orientant ses recherches vers davantage d’objectivité et d’universalisme, c’est-à-dire vers l’avenir. Sans doute enfin, sa sensibilité de peintre a-t-elle éclairé l’ensemble de ses activités.

Grâce à ces qualités, Moreau-Nélaton, qui « avait eu un trop violent amour de la peinture des autres pour aimer suffisamment la sienne » (Maurice Denis, Henri Lerolle et ses amis, Paris, 1932), a réussi à s’imposer comme le promoteur d’un État auquel il « incombe […] de grouper les bonnes volontés et de leur fournir les subsides indispensables à la réalisation de leurs efforts », tout autant que le représentant des citoyens qui « ont le devoir patriotique de travailler de toutes leurs forces à cette régénération de leur patrimoine atavique » (Chez nous après les Boches, p. 96). Il parvenait ainsi à fusionner ses études d’historien de l’art et ses recherches de peintre dans le creuset de la tradition et du renouveau de l’art français : « Lorsque tapi sous un porche ou rencogné contre un pilier, je rêvais en posant des couleurs sur une toile, des voix fort anciennes murmuraient à mon oreille … » (Chez nous après les Boches, p. 50).

Michela Passini, pensionnaire à l’Inha, et Vincent Pomarède, directeur du département des Peintures du musée du Louvre

Principales publications

Ouvrages et catalogues d’expositions

  • Camille Moreau, peintre et céramiste. Paris : H. Floury, 1899.
  • Les Le Mannier, peintres officiels à la cour de Valois. Paris : Gazette des Beaux-Arts 1901.
  • L’Œuvre de Corot. Paris : H. Floury, 1905.
  • Histoire de Corot. Paris : H. Floury, 1905.
  • Manet, graveur et lithographe. Paris : Éditions du Peintre-Graveur, 1906.
  • Les Corots du musée de Reims. Paris : 1906.
  • Le Portrait à la cour des Valois. Les crayons français du XVIe siècle au musée Condé de Chantilly. Paris : Librairie centrale des beaux-arts, 1908.
  • Les Clouet, peintres officiels des rois de France, à propos d’une peinture signée de François Clouet. Paris : Émile Lévi, 1908.
  • Les Frères du Moustier, peintres de la reine Catherine de Médicis, à propos d’une lettre inédite de É. du Moustier. Paris : Émile Lévi, 1908.
  • Les Crayons français du XVI e siècle de la collection Salting. Paris : 1909.
  • Les Crayons français du XVIe siècle au musée Condé de Chantilly. Paris : 1910.
  • Histoire de Fère-en-Tardenois. Paris : H. Champion, 1911.
  • Fleurs et bouquets. Paris : H. Champion, 1911.
  • Les Églises de chez nous. Arrondissement de Château-Thierry. Paris : H. Laurens, 1913.
  • Les Églises de chez nous. Arrondissement de Soissons. Paris : H. Laurens, 1914.
  • Mon bon ami Henriet. Paris : 1914.
  • Le Roman de Corot. Paris : H. Floury, 1914.
  • Corot. Paris : H. Laurens, 1914.
  • Soissons avant la guerre. Paris : H. Laurens, 1915.
  • La Cathédrale de Reims. Paris : Librairie centrale des beaux-arts, 1915.
  • Delacroix raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1916.
  • Jongkind raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1918.
  • Histoire d’une âme héroïque : Dominique Moreau-Nélaton raconté par son père. Paris : Frazier-Soye, 1919.
  • Chez nous après les Boches : le foyer détruit, le coq qui pleure, la croix de bois. Paris : H. Laurens, 1919.
  • Millet raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1921.
  • Les Trésors d’art de la France meurtrie. Du Laonnois à la Brie. Paris : Gazette des Beaux-Arts, 1921.
  • Corot raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1924.
  • Les Clouet et leurs émules. Paris : H. Laurens, 1924.
  • Daubigny raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1925.
  • Manet raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1926.
  • Bonvin raconté par lui-même. Paris : H. Laurens, 1927 (posthume).

Articles

  • « Un précurseur : L. Bouvier ». Art et Décoration, mai 1901.
  • « Érasme chez Catherine de Médicis ». Gazette des Beaux-Arts, juin 1907.
  • « Étienne du Moustier, peintre et diplomate (1540-1603) ». Mélanges offerts à J. Guiffrey, Paris, 1916.
  • « Deux heures avec Degas ». L’Amour de l’art, juillet 1931 (posthume).

Bibliographie critique sélective

  • Launay Louis (de). – « Étienne Moreau-Nélaton ». La Revue des deux mondes, 1er juin 1927.
  • Pomarède Vincent. – Étienne Moreau-Nélaton. Un collectionneur peintre ou un peintre collectionneur. Paris : Association Moreau-Nélaton, 1988.
  • De Corot aux impressionnistes. Donations Moreau-Nélaton. Catalogue de l’exposition des Galeries nationales du Grand Palais, Paris, 30 avril-22 juillet 1991. Paris : Éditions de la Réunion des musées nationaux, 1991.
  • Pomarède Vincent. – « Le Peu que l’on sait d’eux. Moreau-Nélaton et le portrait français au XVIe siècle ». In Hommage à Michel Laclotte. Études sur la peinture du Moyen Âge et de la Renaissance. Milan : Electa, 1994.
  • Foucart-Walter Élisabeth. – « Corot, Robaut et Moreau-Nélaton : une triade inoubliable ». In Rodolphe Walter, Corot à Mantes. Paris : Éditions de l’Amateur, 1997, p. 87-94.
  • Passini Michela. – Il nazionalismo e le origini della storia dell’arte. Francia e Germania 1870-1933. Thèse de doctorat sous la direction de Enrico Castelnuovo, Pise, Scuola Normale, 2008.
  • Passini Michela. – « Le Portrait au XVIe siècle et les origines de l’art français : Étienne Moreau-Nélaton historien de l’art ». Histoire de l’art (à paraître en 2009).

Sources identifiées

Tous les livres de la bibliothèque de Moreau-Nélaton, ses papiers, ses photographies sont conservés à la Bibliothèque nationale de France, au département des Estampes et de la photographie. Parmi ces très nombreux documents, nous signalons :

Paris, Bibliothèque nationale de France, département des Estampes et de la photographie

  • Bnf Est. Dc-282m-4, photographies d’après les œuvres de Corot (illustrations pour l’Histoire de Corot)
  • BnF Est. Ve-374 – Ve-378, photographies de Étienne Moreau-Nélaton, faites dans le département de l’Aisne pour les volumes des Églises de chez nous (1913 et 1914), et photographies des églises du même département endommagées par la guerre
  • BnF Est. Ve-2749-Ft 4, documents (estampes et dessins) réunis pour la rédaction de l’Histoire de La-Fère-en-Tardenois
  • BnF Est. Rés. Yb3-2401-8, copie faite pour E. Moreau-Nelaton de documents sur Manet appartenant à Léon Leenhoff, vers 1910
  • BnF Est. Yb3-4730-4, catalogue général manuscrit de l’œuvre d’Edouard Manet, peinture et pastels
  • BnF Est. Z-2 (1-19)-8, carnets de voyage
  • BnF Est. Z-75-Boîte 4, documentation sur le peintre Jean-François Millet, ensemble de textes manuscrits et de découpures de presse.

En complément : Voir la notice dans AGORHA