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VEVER, Henri
Mis à jour le 13 juin 2013
(16 octobre 1854, Metz – 1942, Noyers)
Auteur(s) de la notice : ZEISLER Wilfried
Profession ou activité principale
Directeur associé d’une maison de bijouterie et joaillerie et historien de l’art Pseudonyme : Maud Ernstyl
Autres activités
Collectionneur, bibliophile, vice-président de la Chambre Syndicale de la bijouterie, joaillerie et orfèvrerie de Paris, membre du Conseil de l’Union Centrale des Arts Décoratifs, membre du conseil d’administration de la Société franco-japonaise de Paris, membre de la Société des bibliophiles contemporains, membre du Conseil des Musées Nationaux, maire de Noyers (Eure)
Sujets d’étude
Histoire de la bijouterie française ; art persan ; art du Japon ; Art nouveau
Carrière
Issu d’une famille de bijoutiers-joailliers de Metz établie à Paris depuis 1871, après avoir fui la guerre franco-prussienne en se réfugiant au Luxembourg. Maison fondée par son grand-père, Pierre-Paul Vever (1797-1853) en 1821, reprise par son père Ernest Vever (1823-1884) en 1848.
1871 : Ernest Vever acquiert la maison Marret & Baugrand, rue de la Paix à Paris ; Henri entre comme apprenti bijoutier chez Loguet Frères (94, rue du Temple) sous la direction de Barberel, futur chef d’atelier chez Louis Aucoc, et devient ouvrier. Il poursuit ensuite son apprentissage en tant que joaillier sertisseur chez Hallet (95, rue des Petits-Champs) tout en suivant des cours de dessin, de modelage et de composition d’ornement à l’École des Arts décoratifs après avoir été initié au dessin industriel chez Dufoug
1873 : entre à l’École des Beaux-arts et fréquente l’atelier de Jean Léon Gérôme
1874 : Henri et son frère Paul (1851-1915) entrent comme collaborateurs dans l’entreprise familiale
1875 : devient membre de la Société des artistes français
1878 : Exposition universelle de Paris, hors concours ; Henri Vever est impliqué dans la conception des œuvres destinées à cette manifestation
1880 : Paul s’associe à son père
1881 : Henri prend avec son frère la direction de la maison familiale. La maison Vever est sise 19, rue de la Paix ; Henri Vever épouse Jeanne Monthiers dont il aura une fille unique, Marguerite, née en 1882
1885 : achat de sa première peinture
1889 : Exposition universelle de Paris, Grand prix
1891 : voyage en Russie et dans le Caucase ; participation à l’Exposition française de Moscou
Vers 1892 : rejoint Les Amis de l’Art Japonais et participe à leurs dîners
1893 : Exposition internationale de Chicago, commissaire rapporteur du comité 24 (bijouterie-joaillerie)
1894 : premier don au musée du Louvre : quarante estampes japonaises
1894-1896 : adhérent de la Société des amis des monuments parisiens
1895 : Exposition internationale de Bordeaux, président du Jury
1896-1904 : maire de Noyers dont est originaire Jeanne Vever
1897 : Exposition universelle de Bruxelles, grand prix ; vente de la collection Henri Vever, Paris, Galerie Georges Petit, 1-2 février 1897
1899 : membre du conseil de l’Union Centrale des Arts décoratifs
1899-1938 : nombreux dons et ventes d’objets variés au musée des Arts décoratifs
1900 : Exposition universelle de Paris, Grand prix ; rejoint la Société franco-japonaise
1902 : succède à Frédéric Boucheron à la présidence de la caisse de retraites La Fraternelle, fondée en 1875
1903-1908 : publie son ouvrage majeur : La bijouterie française au XIXe siècle en 3 volumes
1904 : Exposition internationale de Saint-Louis, vice-président du Comité d’admission, groupe 31, joaillerie et bijouterie
1907 : la maison Vever installe magasins et ateliers dans un nouvel immeuble 14, rue de la Paix
1921 : Henri Vever se retire des affaires ; ses neveux André et Pierre prennent la direction de la maison familiale
1926 : don de 10 000 francs à l’Académie nationale de Metz afin de récompenser chaque année un ouvrier d’art originaire de Moselle, créant ainsi le prix Vever
1930 : nommé membre du Conseil des Musées Nationaux en remplacement de Gaston Migeon
1937 : Exposition internationale des Arts et Techniques dans la vie moderne, Paris, vice-président de la classe 53
1939 : mort de Marguerite Vever
1942 : décès
1974 : première vente des collections d’estampes de Vever : Sotheby’s, Londres, 26 mars 1974, puis 26 mars 1975, 24 mars 1977, 22 mars 1978 et 30 octobre 1997
1982 : fermeture de la maison Vever
Chevalier de la Légion d’honneur le 31 décembre 1897, puis promu Officier le 31 octobre 1938
Étude critique
Personnage à multiples facettes, Henri Vever est surtout connu en tant que responsable d’une maison de bijouterie-joaillerie qui participe avec René Lalique (1860-1945) au renouvellement de l’art du bijou et à l’affirmation du courant Art nouveau. Collectionneur curieux, inscrit en tant que lecteur à la Bibliothèque nationale dès 1881, Henri Vever se fait historien dont les publications sont liées à son activité professionnelle et à son goût pour l’art japonais, les miniatures persanes, la bibliophilie, la gravure ou l’art moderne. Engagé dans le courant Art nouveau par son art, il défend dans ses textes ses positions, qu’il justifie et argumente, toujours soucieux du fait, à partir d’une solide documentation nourrie de son expérience, de ses recherches et de ses voyages.
Les historiens de la bijouterie-joaillerie s’accordent pour considérer le monumental ouvrage de Henri Vever, La Bijouterie française au XIXe siècle, comme une source d’étude incontournable de cet art. Sa réédition en français et celle en anglais de 2001, préfacée par Evelyne Possémé, en sont déjà une preuve. « Un collectionneur et un bijoutier, Henri Vever combina ces deux passions et devint collectionneur de bijoux » souligne-t-elle, ce qui le conduit à devenir historien de cette technique. Henri Vever appartient à cette catégorie de fabricants et d’amateurs du XIXe siècle, qui, dans le sillon des actions menées dans le cadre de l’Union Centrale des Arts décoratifs, ont été les historiens ou les chroniqueurs de leur art comme en témoignent les publications variées et importantes pour l’histoire des arts décoratifs d’Eugène Fontenay (1824-1887), de Germain Bapst (1853-1921), de Henri Bouilhet (1830-1910) ou de Lucien Falize (1839-1897). Cette pratique se prolongea encore au XXe siècle lorsque Georges Fouquet (1862-1957) dirigea l’ouvrage La bijouterie, la joaillerie, la bijouterie de fantaisie au XXe siècle, publié en 1934.
Avant l’édition en trois volumes de son œuvre majeure, L’Histoire de la bijouterie française, Henri Vever la publie tel un feuilleton en plusieurs parties dans la Revue de la Bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, en commençant par ces mots en 1903 : « Écrire l’histoire du bijou en France pendant le XIXe siècle serait une entreprise considérable, qui nécessiterait un gros volume et beaucoup de temps pour être menée à bonne fin. Nous laissons à de plus vaillants le soin de la tenter, et de traiter avec tout le développement qu’il mérite un sujet aussi intéressant. » En 1909, alors que l’ouvrage est sorti et que l’histoire en est écrite, il en produit les conclusions dans Art et Décoration. Voulant raconter « simplement » l’évolution de la bijouterie, il décrit dès les premières pages ses méthodes relevant des pratiques modernes de l’historien, recoupant les informations tirées de sources multiples dont les rapports des expositions nationales et internationales, articles de presse ou documents iconographiques. Recueillant également le témoignage de ses contemporains et confrères, Henri Vever a bénéficié de sources orales directes, qui font de cet ouvrage un fondamental de l’histoire de la bijouterie richement documenté et illustré. Ces qualités scientifiques avaient été relevées dès 1906 dans le compte-rendu de la Revue Biblio-iconographique : « Parfaitement rédigée sur un plan systématique et non moins soigneusement observé par un technicien de premier ordre, doublé d’un praticien qui ne le cède en rien au premier, elle [l’œuvre] s’appuie sur des sources historiques confirmées pour la plupart par des témoignages personnels soigneusement recueillis et non moins soigneusement contrôlés et vérifiés. » Il souligne par ailleurs l’accessibilité de son texte dont la lecture est parfois jugée « amusante », se référant vraisemblablement aux nombreuses anecdotes qui rythment l’ouvrage et le rendent vivant. La même année, François Monod, dans son compte rendu pour Art et Décoration est tout aussi enthousiaste et insiste sur le caractère érudit de l’œuvre : « Collections publiques et privées, écrits et souvenirs de famille ; modèles, dessins, documents et comptes ; trésors de traditions orales conservés par quelques maisons et quelques dynasties célèbres de bijoutiers et d’orfèvres ; documents imprimés et documents d’archives ; journaux et gravures de modes ; tableaux et portraits historiques ; rapports d’expositions, M. Henri Vever a tout exploré, tout recueilli. »
Construit de manière chronologique, l’ouvrage explore de régimes en régimes, nombreux et variés dans la France du XIXe siècle, l’évolution du bijou au regard des changements socio-économiques, analysant l’histoire et le fonctionnement des grandes maisons de bijouterie-joaillerie et parfois d’orfèvrerie de ce siècle, les nouvelles techniques, leurs applications, sans oublier la clientèle. Allant jusqu’à la présentation de la création contemporaine et défendant le « style moderne », Vever, en tant qu’acteur de la bijouterie-joaillerie parisienne, émet des réserves lorsqu’il s’agit de commenter sa propre maison dont il devient ainsi le premier historien. Afin de rester impartial et selon une technique d’écriture habituelle, il se contente de relater les faits et de citer les rapporteurs ou critiques des manifestations auxquelles la maison Vever a participé au long de sa carrière.
Henri Vever démontre dans cet ouvrage ses talents d’historien et de chroniqueur, qu’il s’agisse d’interpréter les sources anciennes ou de commenter la création contemporaine. Il pratiqua ce double exercice dans plusieurs revues artistiques dès le début des années 1890. Dans la Revue des Arts décoratifs, en lien avec sa charge de rapporteur de la section bijouterie-joaillerie de l’Exposition internationale de Chicago en 1893, il publie quelques extraits de son rapport rassemblés sous le titre « La bijouterie en Amérique ». Ne perdant pas de vue le but commercial de la chose, il dépeint, non sans clichés, quelques traits du caractère américain, plus largement encore dans son rapport, afin de « mieux connaître cette nation avec laquelle nos relations prennent de jour en jour une extension plus considérable ». Il présente ensuite, à la manière traditionnelle des rapports d’exposition, et avec précisions et détails, les principales maisons américaines selon une technique qu’il va employer pour rédiger L’histoire de la bijouterie française. Mêlant sources et témoignages de différentes natures, il visite lui-même certains ateliers, comme ceux de Tiffany & Cie, dont il fait état dans son texte, lui conférant une grande valeur documentaire qu’il justifie dans son rapport : « […] le rôle d’un rapporteur, dans une exposition étrangère, ne me semble pas devoir se borner à l’examen des produits exposés ; je crois, au contraire, qu’il a pour mission de réunir le plus de renseignements possible sur les conditions de fabrication ou de vente des objets de son industrie. » Son intérêt le pousse à dépasser les limites de l’exposition et il s’étend sur certaines firmes américaines qui n’y étaient pourtant pas. Profitant de son séjour, il les avait en effet visitées lors d’une tournée à travers le continent nord-américain, aux États-Unis, en Californie et au Canada, réalisant ainsi ce qu’il appelle une « tournée d’étude » dans L’Histoire de la bijouterie française. Cette curiosité et ce goût pour les autres cultures s’étaient déjà manifestés en 1891 lorsque, participant à l’exposition française de Moscou, Henri Vever avait profité de l’occasion pour traverser l’empire jusqu’au Caucase, visitant Bakou, Samarkand ou Boukhara dont il rapporta une importante documentation comme le rapportent N. Christine Brookes et Willa Z. Silverman dans l’article qu’elles consacrent à cette épopée.
Dès 1898, dans Art et Décoration, Henri Vever commente les bijoux présentés au Salon et débute son article en affirmant sa satisfaction d’avoir vu abolir la hiérarchie entre les arts majeurs et mineurs qui a ainsi permis l’entrée des objets d’art au Salon depuis 1891. Engagé, il défend également le courant Art nouveau émergent, dont il esquisse en quelques mots le développement avant d’insister sur René Lalique, acteur de ce renouveau dont les productions sont « un enchantement pour les yeux ». Il relève déjà l’influence jouée par l’art japonais dans ce courant tout en décrivant les principales pièces exposées, par ailleurs illustrées, dont il se réjouit que certaines aient été acquises par le musée des Arts décoratifs. S’il loue les œuvres de Lalique, il leur reproche parfois leur caractère peu pratique, qui les éloigne de leur rôle premier de parure, un impératif qu’il a à cœur de suivre dans ses propres productions et de défendre dans ses publications : « […] il ne faut jamais perdre de vue la destination, sinon l’utilité de tout objet d’art. » Cet article, richement documenté, est nourri de l’érudition de son auteur qui, lorsqu’il évoque les pendentifs, rappelle leur succès à la Renaissance et cite les grandes collections qu’il connaît, notamment celles de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg, qu’il a visité en 1891.
Ayant toujours l’histoire de la bijouterie à l’esprit, le concours de dessin de joaillerie organisé par la Chambre syndicale de bijouterie donne l’occasion à Henri Vever de préciser la distinction entre joaillerie et bijouterie dans un article publié dans la même revueen septembre 1899. Une nouvelle fois, son écriture est basée sur l’analyse de différents textes qui lui permettent d’affiner la distinction historique qu’il existe entre ces deux arts et d’en proposer une définition argumentée : « on entend actuellement par pièce de joaillerie tout objet de parure, composé en majeure partie de pierres précieuses, fines ou imitées, et plus généralement de diamants montés dans un métal ordinairement précieux dont le rôle décoratif est très secondaire et souvent nul. Le mot bijou a deux sens différents : un plus général, qui signifie tout objet de parure personnelle exécuté en métal ordinairement précieux avec ou sans pierres fines ou imitées et qui comprend par conséquent les pièces de joaillerie ; l’autre, plus restreint, où par opposition aux pièces de joaillerie, il signifie un objet de parure en métal dans lequel les surfaces pavées en pierres continues ne prédominent pas. » Avant de commenter les dessins primés, Henri Vever donne son avis, partage son goût de la ligne simple et étudiée, et affirme à nouveau son attachement aux bijoux qui n’oublient pas leur fonction de parure, avant de regretter, en conclusion, le peu de succès des femmes dans ce concours de dessin, « elles qui savent si bien se parer ».
Collaborateur de la Revue de la Bijouterie joaillerie orfèvrerie, Henri Vever exploite ses talents d’historien en 1901 dans un article sur la nouvelle plaquette de la Chambre syndicale de la bijouterie, de la joaillerie, de l’orfèvrerie de Paris dans lequel il relate l’histoire de la conception d’une médaille spéciale de la corporation en dépouillant les procès-verbaux conservés par l’institution. Cet exercice de chercheur lui permet de mettre en avant le rôle qu’avait pu jouer son père, alors qui en était le président. Dans cette revue, Henri Vever commente régulièrement la création contemporaine à l’occasion des Salons et dépeint en 1903 l’une de ses méthodes d’analyse, qu’il appelait déjà le « coup d’œil rapide » dans sa chronique de 1902 : « ne vous semble-t-il pas qu’il y a un charme tout particulier à parcourir rapidement les salles de l’exposition, à s’arrêter un instant devant l’œuvre qui attire invinciblement vos regards et à ressentir ainsi, dès la première visite, comme une sorte d’impression générale qui reste, en définitive, la note dominante de toutes celles que l’on éprouve plus tard, quand on revoit avec soin les vitrines et que l’on s’attarde à les étudier plus particulièrement. » Toujours heureux de constater la place plus importante laissée aux arts décoratifs et au bijou, il insiste sur les maîtres les plus innovants, notamment Lalique dont il est un fervent admirateur et participe à la reconnaissance du courant Art nouveau auquel lui-même appartient.
Identifié par Willa Silverman à partir des carnets laissés par Henri Vever, le pseudonyme de Maud Ernstyl, jeu de mot sur « Modern style », qui partage étrangement des points de vue et des méthodes défendus par Henri Vever, fut utilisé par ce dernier pour plusieurs articles parus dans la Revue de la Bijouterie, joaillerie, Orfèvrerie. Ce choix montre à quel point Vever était favorable au « style moderne », appellation que Maud Ernstyl préfère à celui d’Art nouveau. Apportant un regard critique sur la joaillerie-bijouterie, Vever se fait passer pour une femme, qu’il considérait en 1899 dans son article publié dans Art et décoration plus à même de juger de cet art. Attentive aux progrès de la concurrence étrangère, Maud Ernstyl présente dans son premier article une courte histoire du « style moderne », ses origines anglaises ou belges tout en louant le rôle que tient Eugène Grasset (1845-1917) dans son épanouissement en France, artiste qui fournit, rappelons-le, les modèles innovants des bijoux que Vever présenta à l’Exposition universelle de 1900. Elle poursuit en démontrant le rôle fondamental que joua l’art japonais dans cette évolution artistique, l’un des thèmes de prédilection de Vever, en puisant dans des documents conservés à la bibliothèque de la Chambre syndicale, lieu de recherche privilégié du bijoutier. Sous la plume de Maud Ernstyl, il s’engage naturellement pour la voie qu’il a choisie en tant qu’industriel : « S’obstiner à maintenir le « classique » sera désormais considéré comme un aveu d’impuissance à créer du nouveau. Le style moderne est plein de jeunesse et de vigueur, il a planté ses racines dans notre vieux sol français qui le vivifie de sa sève merveilleuse […]. » Après cette introduction, Maud Ernstyl commente de manière (selon elle) impartiale les œuvres qu’elle a pu admirer en commençant par la joaillerie qu’elle prend soin de définir en quelques mots comme avait pu le faire Vever dans Art et Décoration. L’incognito permet à Vever d’être plus critique vis-à-vis de ses confrères dont il regrette pour certains le manque d’inspiration moderne et de louer la présentation de Boucheron, dont il est très proche, et la sienne : « Quant à MM. Vever, nous avouons, sans détours, que leur exposition est celle qui nous plaît le mieux, bien qu’elle ne soit pas exempte de défauts. Elle nous frappe par les lignes simples, robustes, puissantes, par le bel ensemble de pièces où rien ne heurte, où l’on sent l’unité de direction et de composition. » Dans son article suivant, Maud Ernstyl poursuit sa démonstration en faveur du style moderne en le dédiant à René Lalique. Puis, après une introduction sur l’inspiration artistique, elle consacre un texte à Vever et à ses collaborations fructueuses avec Grasset ou l’émailleur Tourrette dans lequel les retenues que Vever exprimait lorsqu’il devait traiter son propre cas sont estompées : « ces quelques exemples auront suffi, je pense, pour montrer la variété des œuvres de MM. Vever, et pour expliquer l’empressement qu’ont mis les principaux musées d’Europe à acquérir plusieurs de ces belles pièces, d’une élégance et d’un goût très français, d’un style essentiellement moderne, d’une fantaisie à la fois ingénieuse et pondérée qui, à l’étranger, montreront, à côté des objets de M. Lalique, que les qualités de notre race n’ont pas faibli et que Paris est toujours la Capitale de l’Art. » Conçues dans la même veine, ses chroniques suivantes poursuivent l’analyse de la bijouterie contemporaine.
On constate que c’est bien la fonction de bijoutier-joaillier et le goût de Vever pour le bijou ancien et contemporain qui l’ont conduit à en devenir l’historien et le chroniqueur, défendant ses partis pris en tant que fabricant. Personnage multiple, Henri Vever s’est passionné pour d’autres arts qu’il a également collectionnés et dont il a parfois tiré des modèles pour sa production et une orientation pour ses publications.
Comme l’ont montré les principales études qui lui ont été consacrées, Henri Vever fut l’un des premiers à admirer l’art japonais. Il constitua progressivement avec passion une collection de très haute qualité comportant notamment autour de huit milles estampes qu’il prête volontiers à différentes expositions. Il se fournit auprès de Siegfried Bing (1838-1905) ou de Hayashi Tadamasa (1853-1906), dont il fut peut-être l’un des plus importants clients et avec lequel il entretint une correspondance. Outre quelques mentions dans la presse artistique, son intérêt pour cet art se manifeste dès 1893 dans les longues pages extrêmement documentées qu’il consacre au Japon dans son Rapport de la bijouterie-joaillerie dans lesquelles il relève l’influence que l’art japonais a pu avoir sur la création occidentale comme il le fait dans les conclusions de L’Histoire de la bijouterie française. C’est à partir de ces textes rassemblés, que cette thématique est développée dans un article publié sous son nom par la rédaction du Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris en 1911 dont il est membre. Henri Vever joua ainsi un rôle très important dans le milieu « japonisant » de la fin du XIXe siècle comme le révèle également le Journal des Goncourt ou la dédicace que lui réserve Robert de Montesquiou dans Les Paroles diaprées :
« Vous avez les bronzes, les laques,
Les émaux, les kakémonos,
Les foukousas pleins de macaques,
Et les albums pleins de moineaux.
Vous avez les bois, les ivoires,
Les inrôs et les tchaïrés ;
Et vos vitrines, vos armoires
Regorgent de joujoux sacrés.
Pour cela, vous lirez ce livre
Qui, du moins, a ceci de bon
Que, par places, on y voit vivre,
Un peu de l’âme du Japon. »
Autre centre d’intérêt, les miniatures persanes et mogholes passionnaient Henri Vever, qui avait rassemblé une collection de près de cinq cents œuvres, son voyage dans le Caucase en 1891 n’ayant pu que contribuer au développement de son goût pour cet art. Cette collection fit même l’objet d’une thèse de l’École du Louvre intitulée Les miniatures iraniennes de la collection Henri Vever par Geneviève Guillaume en 1936. L’auteur les considérait comme le plus bel ensemble rassemblé en France au XXe siècle. Amateur éclairé, Vever participa ainsi à l’élaboration de l’exposition sur les miniatures persanes organisée par le musée des Arts décoratifs en 1912. Il en rédigea la préface et les commentaires avec Georges Marteau (1858-1916), lui aussi grand collectionneur d’art d’Extrême-Orient, selon des principes scientifiques qui témoignent une nouvelle fois de ses qualités d’historien et de la diversité de ses centres d’intérêt.
Estampes japonaises, miniatures persanes, ce goût n’est certainement pas étranger à la bibliophilie de Vever qui, par son métier, était conduit à amasser de nombreux recueils de modèles et d’ornements, sources inépuisables d’inspiration. Généreux et soucieux de laisser son empreinte, il légua régulièrement des ouvrages à la bibliothèque de la Chambre syndicale dont il publie le catalogue en 1914 ou à la Bibliothèque nationale. Amateur de reliures précieuses, il appartient à plusieurs sociétés bibliophiles et rédige la préface de la collection de Henri Couderc de Saint-Chamant (vers 1861-1910) à l’occasion de sa vente en 1910. Il en loue les sélections exemplaires en décrivant, vraisemblablement par mimétisme, la passion qui détermina sa vocation de bibliophile – Vever parle de « coup de foudre » –. Avant de présenter quelques ouvrages, il évoque l’intérêt de Couderc de Saint-Chamant pour les reliures et sa collaboration avec Adolphe Giraldon (1855-1933), qui rappellent son propre goût et son travail avec le dessinateur Jules Chadel (1870-1942). Il conclut cette préface en donnant son sentiment de bibliophile et d’amateur qui semble avoir régi son goût et ses méthodes. Ils sont fondés sur le « coup d’œil », qui permet de ressentir le « choc intérieur » ou de donner son impression face à une exposition, comme il l’a explicité dès ses premières publications dans la Revue de la Bijouterie, joaillerie, orfèvrerie.
Mais ces derniers aspects ne doivent pas masquer une autre part de l’œuvre de Vever en tant qu’auteur qui, en février 1897 avait dispersé sa collection d’art contemporain à Paris et dont le catalogue richement illustré donne une idée de son goût. On y recense de nombreux paysages de l’École de Barbizon ou des impressionnistes, des pastels, aquarelles et dessins et quelques sculptures de Dalou ou de Rodin. L’esprit de cette collection est résumé par Raymond Bouyer dans Les Arts en 1896 : « la vente Henri Vever manifeste la suite de l’art français rajeuni dans l’art moderne, en juxtaposant le Romantisme et l’Impressionnisme » tandis que Thadée Natanson est beaucoup plus critique dans la Revue Blanche du 15 février 1897 : « La collection de tableaux, pastels, dessins, sculptures, vendue à si grand fracas cette quinzaine […] ne présentait en tant qu’ensemble qu’un très médiocre intérêt. Elle ne témoignait d’aucun goût particulier, d’aucune volonté dans le choix des œuvres : le plus insignifiant éclectisme. » Certaines de ces œuvres, aujourd’hui dans de grandes collections comme celles du musée d’Orsay à Paris ou de la National Gallery à Washington, montrent néanmoins que Henri Vever s’inscrivait dans la contemporanéité, ce que montrent par ailleurs l’évolution de ses collections et ses publications en faveur de l’Art nouveau.
En lien avec son goût pour le paysage, la gravure et l’illustration, Henri Vever introduit avec enthousiasme l’exposition consacrée en 1911 à Louis Auguste Lepère (1849-1918), graveur, illustrateur et peintre français : « Une exposition de dessins de Lepère ! Quel régal pour les amateurs et les artistes ! » Henri Vever souligne l’aspect moins connu de l’œuvre de cet artiste, qu’il compare aux plus grands maîtres. Sont présentées soixante-trois créations, dont il loue les qualités, « la sensibilité si délicate », « son habileté d’exécution » et la très grande diversité tant dans les techniques que dans les sujets.
Enfin en 1925, alors qu’il est retiré des affaires, son art reconnu comme un exemple de l’Art nouveau français et ses collections admirées pour leur qualité, Vever écrit sur l’un de ses confères, comme lui, un acteur du style moderne. Dans le catalogue de l’exposition consacrée par le musée des Arts décoratifs à Jules Brateau (1844-1923) qui vient de disparaître, Vever, qui louait déjà son travail dans la Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, rédige une courte monographie. Résumant les grandes étapes de sa formation et de sa carrière, il témoigne du succès que Brateau remporta non seulement par l’amour qu’il portait à son métier mais également car il était « avide de s’instruire et d’augmenter ses connaissances artistiques et professionnelles », illustrant ainsi des principes de formation qu’il défendait. Il insiste sur ses qualités de ciseleur et sur le rôle qu’il joua dans la renaissance de l’orfèvrerie d’étain et conclut sur son goût « bien français », qualificatif témoignant de la volonté de développer depuis le XIXe siècle un art national. Dans cette publication, Vever est à la fois l’historien et le témoin de son temps.
Wilfried Zeisler, docteur en histoire de l’art.
Principales publications
- « La bijouterie en Amérique ». Revue des Arts décoratifs, 1894-1895, t. XV, p. 297-309.
- « Les bijoux au salon de 1898 ». Art et Décoration, 1898, p. 169-178.
- « Dessins de joaillerie ». Art et Décoration, septembre 1899, p. 83-89.
- « La joaillerie française à l’Exposition de 1900 ». Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, septembre 1900, p. 3-20.
- [Maud Ernstyl] « Les bijoux d’art à l’Exposition de 1900 » (1er article). Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, décembre 1900, p. 111-120.
- [Maud Ernstyl] « Les bijoux d’art à l’Exposition de 1900 » (2e article). Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, janvier 1901, p. 141-158.
- [Maud Ernstyl] « Les bijoux d’art à l’Exposition de 1900 » (3e article). Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, février 1901, p. 177-192.
- « La nouvelle plaquette corporative de la Chambre syndicale de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie de paris ». Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, septembre 1901, n°17, p. 153-168.
- « Coup d’œil sur les salons de 1902 ». Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, mai 1902, n°25, p. 1-2.
- « Coup d’œil sur les deux salons ». Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, mai 1903, n°37, p. 7-10.
- « Discours prononcé à l’occasion des obsèques de Georges Richard, membre de Conseil d’administration de la Fraternelle ». Revue de la bijouterie, joaillerie, orfèvrerie, août 1903, n°40, p. 113-114.
- La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900). Paris : H. Floury, 1906-1908, 3 vol. Trad. du Français par Katherine Purcell, French Jewelry of the Nineteenth Century, préf. d’Évelyne Possémé, Londres, Thames&Hudson, 2001.
- « La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900) ». Art et Décoration, 1909, p. 91-98.
- « L’influence de l’art japonais sur l’art décoratif moderne ». Bulletin de la Société franco-japonaise de Paris, juin 1911, p. 109-119.
- Catalogue des ouvrages composant la bibliothèque de la Chambre syndicale de la bijouterie, de la joaillerie et de l’orfèvrerie de Paris. Paris : chez M. Villain & M. Bar, 1914.
Préfaces de catalogues de ventes et d’ouvrages
- Collection de M. H. Couderc de Saint-Chamant : beaux livres anciens et modernes, riches reliures exécutés d’après les dessins de M. Adolphe Giraldon. Préf. Henri Vever, vente à Paris, 28-29 novembre 1910, p. 5-12.
- Pierre Barroutau, Les peintures populaires du Japon. Préf. Henri Vever, Paris : Laurens, 1914.
Catalogues d’expositions
- Exposition internationale de Chicago en 1893. Rapport. Comité 24. Bijouterie-joaillerie. Paris : Imprimerie Nationale, 1894, p. 3-85.
- Catalogue des dessins et gravures de A. Lepère. Exposition chez Ed. Sagot, Paris : 1911, p. 5-9.
- Collab. Georges Marteau, Miniatures persanes. Paris : musée des Arts décoratifs, 1912.
- Exposition rétrospectives de l’œuvre de Jules Brateau, ciseleur, orfèvre, potier d’étain (1844-1923). Paris : musée des Arts décoratifs, 1925, p. 3-7.
Bibliographie critique sélective
- C.-E. Curinier, dir. – Dictionnaire national des contemporains. Paris : Offices général d’édition, de librairie et d’imprimerie, 1899-1919, p. 81.
- Léonce Bénédite. – « Le bijou à l’Exposition universelle ». Art et décoration, juillet-décembre 1900, p. 67-71.
- Alphonse Germain. – « Les bijoux de Vever ». L’Art décoratif, n°28, janvier 1901, p. 137-146.
- Compte rendu de La bijouterie française au XIXe siècle (1800-1900). Revue biblio-iconographique, 1906, p. 40-41.
- François Monod. – Compte-rendu de La Bijouterie française au XIXe siècle. Art et décoration, 1906, supplément, p. 6.
- Seymour de Ricci. – « Quelques bibliophiles. M. Henri Vever ». Plaisir de bibliophile, 1928, p. 77-86.
- Germaine Guillaum. – Les miniatures iraniennes de la collection Henri Vever. Thèse de l’École du Louvre sous la direction de Henri Verne, Joseph Hackin, Georges Salles, 1936 (non publiée).
- Germaine Guillaume. – « Miniatures iraniennes de la collection Henri Vever ». Bulletin des musées de France, 1936, 8, p. 135-137.
- Jack Hillier. – Japanese Prints & Drawings from the Vever Collection. Vente à Londres, Sotheby’s Parke-Bernet, 1976, 3 vol.
- Évelyne Possémé. – Henri Vever (1854-1942). Collectionneur, bijoutier-joaillier-orfèvre et historien. Mémoire de maîtrise, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 1984 (non publié).
- Glenn D. Lowry, Susan Nemazee. – A jeweler’s eye : Islamic arts of the book from the Vever Collection. [Catalogue de l’exposition], Washington D.C., Arthur M. Sackler Gallery, Smithsonian Institution with Seattle, 1988. Washington D.C : University of Washington Press, 1988.
- Évelyne Possémé, Geneviève Aitken. – « Les estampes japonaises données au musée du Louvre par Henri Vever ». La Revue du Louvre et des musées de France, 2, 1988, p. 138-147.
- Laure Meyer. – « La collection Vever retrouvée ». L’Œil, avril 1989, n°405, p. 25-31.
- Évelyne Possémé. – « Maison Vever ». In. Pariser Schmuck. Vom Zweiten Kaiserreich zur Belle Epoque : [catalogue de l’exposition], Munich, Bayerisches Nationalmuseum, 1989. Munich : Hirmer, 1989, p. 195.
- Ailen Vincent-Barwood. – « The lost treasures of Henri Vever ». Saudi Aramco World, janvier-février. 1989, p. 12-17.
- Jean-Louis Gaillemin. – « Le rayon Vever ». F.M.R., n°26, juin 1990, p. 129-144.
- Oikawa Shigeru, Brigitte Koyama-Richard. – « Correspondances adressées à Hayashi Tadamasa ». Ebisu, n°27, 2001, p. 159-166.
- Évelyne Possémé. – « Préface ». In Henri Vever, French Jewelry of the Nineteenth Century. Londres : Thames & Hudson, 2001, p. 11-12.
- Christiane Pignon-Feller. – La famille Vever, une saga d’orfèvres et patriotes messins. Metz : Académie nationale de Metz, 2007.
- N. Christine Brookes, Willa Z. Silverman. – « Une source inédite pour l’étude des rapports franco-russes à la Belle Epoque. Le carnet de voyage en Russie d’Henri Vever ». In Annie Charon, Bruno Delmas, Armelle Le Goff dir., La France et les Français en Russie. Nouvelles sources et approches (1815-1917). Paris : Ecole nationale des Chartes, 2011, p. 245-260.
- Willa Z. Silverman. – « » Sad Era, Villainous Affair » : The Dreyfus Affair in the Notebooks of Henri Vever ». Historical Reflections/Réflexions historiques, 38.3 (Hiver 2012), p. 41-61.
Sources identifiées
Fontainebleau, Archives nationales
- Cote 1980003526034601 : dossier de Légion d’honneur :
Paris, musée des Arts décoratifs
- Fonds Vever, fonds photographique
Saint-Pétersbourg, Archives historique d’État
- Fonds. 521. Op. 1. D. 58 : facture de la maison Vever, 27 octobre 1910.
Tokyo, Institut national de recherches sur le patrimoine (Tôkyô bunkazai kenkyûjo)
- Quarante-neuf lettres adressées à Hayashi Tadamasa par Henri Vever, 1893-1906 publiées dans Correspondance adressée à Hayashi Tadamasa (1853-1906), Tokyo, Kokushakankôkai, 2001.
Washingtion D.C., Smithonian Institutuion, Freer Gallery of Art and Arthur M. Sackler Gallery Archives
- Cote A1988.4, A1993.3 : fonds Vever composé de six journaux / cahiers personnels (1878-1901), de livres de comptes liés à la constitution de sa collection d’art (1894 ; 1907-1917), de photographies familiales (1837-1932), de divers documents relatifs à la vie artistiques de Henri Vever, et d’huiles sur toile et sur bois par Henri Vever (1914-1915) : A paraître : Willa Z. Silverman, éd., Journal de Henri Vever, bijoutier de la Belle Époque.
En complément : Voir la notice dans AGORHA